lundi 20 juin 2022

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. LES CHANTS DE KIEPJA DE FRANCK DOYEN AUX ÉDITIONS FAÏ FIOC.



 

Nous sommes tous des ruisseaux d’une seule eau
Raul Zurita, poète chilien.



« Hutte, os, pluie, peau », tels sont, dans le désordre, les mots qui, dans la langue kawesqar, nous accueillent dans les marges du livre de Franck Doyen, que nous proposons ici de découvrir. Et que ces mots naviguent, minuscules et fragiles canots, autour de cette succession abrupte de blocs que forment en regard les textes de l’auteur n’est pas sans importance. Sans signification.


Avec Les chants de Kiepja, Franck Doyen a conçu le projet de se rapprocher de peuples sinon complètement disparus, du moins plus que fortement mis à mal par l’essor des sociétés industrielles et mercantiles qui se sont ingéniées à détruire partout dans le monde les formes millénaires de vie élaborées dans le cadre d’une relation fondamentalement autre avec l’ensemble des forces de la nature.
Déjà, en 2015, l’admirable film documentaire du cinéaste chilien Patricio Guzmán, Le Bouton de nacre, attirait notre attention sur la tragédie de ces Amérindiens de Patagonie que sont les peuples kaweskar et selk’nam, victimes à partir du XIXème de multiples entreprises d’éradication de la part de populations blanches cherchant par tous les moyens, surtout les plus meurtriers, à s’approprier leurs terres. Véritables nomades de l’eau, les kawésqar, vivaient une grande partie de leur vie dans des canots qu’ils n’abandonnaient que pour être enterrés dans des huttes. Et c’est en s’adressant à eux, à leurs corps devenus os et cendre, boue, assemblage informe délavé par les pluies que Franck Doyen dans un mouvement d’empathique interpellation, de fraternel salut, s’efforce pour ses lecteurs de rappeler ce que fut leur existence saccagée.
Sans doute doit-on se méfier de ces poètes en peau de léopard qui s’accaparent l’aura dont se voient entourés des groupes ou des personnes exemplaires pour tenter de faire oublier leur propre insignifiance. Comme il faut prendre avec prudence toute parole placée dans la bouche d’un autre. C’est pourquoi on n’oubliera pas que dans Les Chants de Kiepja, c’est un lorrain qui écrit, pas un Amérindien. Mais s’il fait ici parler l’autre, c’est pour reprendre une expression qui m’est chère, en compatriote de l’ailleurs, c’est-à-dire en poète suffisamment armé de connaissances, d’intelligence et de sensibilité pour nous faire un peu éprouver, au nom de ce que notre humanité a de meilleur, ce que fut l’expérience autre, lointaine, aujourd’hui quasi disparue, d’un peuple différent.
L’ouvrage de Franck Doyen n’est d’ailleurs pas que de simple témoignage. Attestant à la fois d’une vérité perdue et d’une forme au moins symbolique d’espérance, il ne se contente pas d’évoquer sur fond de paysages rudes et d’éléments déchaînés, les inlassables chasses, les fragiles dérives, les rites immémoriaux qui auront présidé à l’existence de ces chiens de mer égarés désormais « dans ce monde où plus rien ne vogue ». Et si le pittoresque du lexique et des formulations, celui aussi des gestes et des actions a bien comme intention de donner ses couleurs au tableau, l’œuvre sonne aussi comme un émouvant rappel de ce que nous avons perdu, pas simplement une vie infiniment plus difficile, mais une vie dans laquelle tout, de l’eau aux pierres en passant par les étoiles, la lune, la lumière, les plantes, l’homme et les animaux, pouvait encore communiquer, mêler, voire échanger de multiples et généreuses énergies.
Deux parties composent le livre de Franck Doyen. Qui tissent entre elles un lien subtil. La première qui multiplie les images de perte et de dissolution, adressée, on le comprend, aux mânes d’un kaweskar dont les pauvres restes se dissolvent sous sa hutte funéraire, se termine cependant par l’image d’un canot remis à l’eau, rempli telle une arche de Noé, de tous les animaux qui faisaient autrefois monde avec le disparu. Cette remise au monde puisque c’est un peu de cela qu’il s’agit, s’effectue à l’appel de la voix de Kiepja dont on entend le chant de première personne dans la seconde partie. Chamane selk’nam, morte en 1966 que certains considérèrent comme la dernière représentante de son peuple, Lola Kiepja chante ici, certes, sa solitude et l’extinction autour d’elle de tout ce qui fut pendant des millénaires la vie pleine et reliée de ses courageux et malheureux ancêtres. Mais elle appelle aussi son frère kaweskar auquel elle promet guérison, lui enjoignant de la rejoindre pour recoudre enfin sa langue.
Sans en appeler au concept nietzschéen d’éternel recommencement, on appréciera dans ce beau livre de Franck Doyen comment il parvient à faire revenir dans notre temps, des vies dont la force première fut durant des millénaires de se répéter inlassablement. Et qu’il ose terminer cet ouvrage somme toute de deuil, par l’attente d’un retour, nous laissant imaginer Kiepja, « le cœur rempli de neige » certes, mais toute peur disparue. Dans un comble de lumière.


NOTE

La figure qu'on voit de dos dans notre illustration est tirée du film de P. Guzman et représente Tanu un des personnages principaux du théâtre rituel Hain, un théâtre plurimillénaire élaboré par les Selk’nam et que l’ethnologue Anne Chapman considérait comme le plus ancien théâtre du monde. Voir : https://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/indiens-terre-de-feu/


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