Vue actuelle du Forum romain à partir de la Curia Julia, photo G.G. |
Une sorte de thriller historique formidablement pénétrant agissant à la façon d’un poison lent, c’est ainsi que je résumerai le dernier grand roman d’Hédi Kaddour, La Nuit des orateurs, dans lequel il raconte, lui qui aime avant tout ce qu’il appelle « les bonnes histoires » le moment où sous le règne de l’Empereur Domitien, va se décider le destin de deux grands personnages parmi les plus importants et plus riches commis de l’Empire, considérés aujourd’hui par nous comme de simples écrivains, Pline le Jeune et Tacite.
Oui, Rome, à l’époque, a peur. D’une peur entretenue. Savamment calculée. Pas de cette peur sans réel objet, cette peur de toutes pièces fabriquée dont on échauffe à l’occasion l’imaginaire des foules. Non, si Rome, à l’époque, a peur, c’est que la mort rôde partout dans ses rues. S’envisage dans chaque salle de ses palais. Se perpètre d’un bout à l’autre de la ville, du grand air du Comitium, à proximité des Rostres, jusqu’aux ignobles profondeurs d’un humide carcer. Le carnifex s’y entend à faire souffrir les chairs, à prolonger les tourments. Si bien que rien ne semble préférable à qui se sent trop vivement menacé que de se jeter soi-même sur son glaive ou de s’ouvrir les veines dans son bain.
Un certain sénateur Senecio vient de faire condamner un des proches de l’empereur qui, à la façon de Verrès, rançonnait la Bétique. Non content de sa victoire, le voilà qui publie un ouvrage à la gloire d’un stoïcien exécuté par Vespasien, le propre père du dit empereur. La menace dès lors pèse sur Tacite et sur Pline qui ont initialement collaboré à l’action menée par Senecio. Et leur vie désormais ne tient plus qu’à un fil. Car ils ne le savent que trop bien : l’empereur Domitien[1] est de ces tyrans paranoïaques et cruels que n’arrêtent dès lors qu’ils se croient menacés, ni l’importance des services rendus, ni l’amicale proximité qu’ils peuvent avoir avec vous.
S’ensuit alors dans ce resserrement du temps et de l’espace auquel nous a accoutumé la tragédie, toute une nuit d’angoisse, au cours de laquelle le narrateur passant d’un personnage à l’autre nous fait partager les affres des uns, les espérances des autres, entrer dans ces innombrables calculs auxquels l’esprit se livre dès lors qu’il s’agit de sauver ou d’ôter une vie. De ternir une réputation. Ou de faire avancer sa carrière.
Hédi Kaddour s’y entend à merveille pour, partant des quelques données de l’Histoire, nous faire entrer, progressivement dans ce puissant et sombre appareil d’âmes que fut la Rome de Domitien. Nous donnant à lire tout particulièrement celle d’abord, un peu lâche, de Tacite, celle plus héroïque et résolue de son épouse, Lucrezia[2], celle bien sûr imprévisible de Domitien, puis, acharnée à parvenir à ses fins, celle de Norbanus, le redoutable préfet du prétoire, sans compter au détour d’une expédition qui nous mènera en pleine nuit, jusqu’à l’intérieur du Sénat, celle manœuvrière quoiqu’un peu obtuse d’un vieux centurion borgne… Régulièrement ainsi ses phrases font, de glissés en glissés, imperceptibles à la lecture, passer le lecteur du plan des faits, précis, à celui de la pensée considérablement nourrie qui, soit se focalise sur un détail, particulier mais toujours significatif, soit s’élargit à toutes sortes de considérations d’ensemble. Si bien que pour le lecteur c’est tout un décor, toute une histoire, tout une époque qui s’animent, chaque forme de premier plan, comme dans la bonne peinture, venant s’inscrire sur un fond avec lequel il refait corps.
En amateur de cinéma et de séries aussi, Hédi Kaddour, quitte à se voir par certains reprocher dans ce roman romain un certain « style asiatique »[3], ne répugne pas, en outre, aux morceaux de bravoure, à l’évocation virtuose. Sa traversée de Subure, le quartier populaire de Rome où fleurit le vice et la prostitution, son évocation de la première lecture du Satyricon dans le palais d’Octavius Titinius Capito, principal responsable du courrier impérial, même s’il s’agit là peut-être, n’en déplaise à Florence Dupont, d’un anachronisme[4], sont proprement éblouissants et formidablement - au sens bien sûr étymologique du mot – suggestifs. Comme le sont ces incessantes évocations de châtiments, de punitions et de torture dont on sait à quel point notre perverse sensibilité se montre de plus en plus friande.
Dès lors la lecture de cet impressionnant roman nous entraîne dans l’univers toujours plus captivant et plus sombre de cette Rome impériale qui nous devient malgré le recul du temps de plus en plus familière. Et nous finissons par comprendre que dans ce monde d’apparences, d’ostentation, mêlé d’aigreur, de malveillance et de soupçon, mais qui continue d’être hanté par l’exemple des hautes vertus pratiquées par les grandes figures de la République, la mort comme la vie ont perdu leur beauté[5]. Et la parole son crédit. Car dans ce monde où l’on parle publiquement beaucoup, et beaucoup aussi à soi-même[6], l’art oratoire qui a fait la grandeur de la Grèce passée et la grandeur aussi de la République qui aura pris là ses modèles, s’est délesté de ce qui faisait autrefois sa substance, son efficacité et sa puissance majeure d’entraînement. La nuit des orateurs est une entrée dans la nuit, en fait, de la parole. Celle qui au siècle précédent se montrait encore capable, par toute l’énergie du discours tenu publiquement, de dénoncer au grand jour une conjuration comme celle ourdie par Catilina, est devenue impuissante. Tout maintenant se joue dans le secret, quand ce n’est pas dans la noirceur des âmes. C’est que face à l’absolu pouvoir d’un empereur-dieu, que plus rien ne limite, rien ne saurait, parmi toutes les valeurs derrière lesquelles vous vous abritez, parmi toutes les émotions que vous pouvez susciter, vous garantir que vous serez entendu, suivi. C’est que dans un monde où l’on peut se voir reprocher aussi bien de parler que de se taire, où tout se voit interprété sans qu’on sache exactement comment, l’esprit erre dans une sorte de nuit dont nul en fait, ne sortira.
Et, si l’on admet que lire est avant tout une expérience, c’est en cela que réside le poison de ce livre, dans cette façon qu’il a, page après page, de ruiner ce qui vous reste de confiance et de crédit à accorder aux êtres comme aux choses, de vous amener à penser que le sourire, par quoi il se termine, présage peut-être votre mort. Et que l’aube qui se lève, peut-être vous fera regretter la nuit.
[1] Comme l’écrit Lucien Jerphanion dans son indispensable Histoire de la Rome antique, « la postérité n’a pas gâté Domitien. Elle en a fait une manière de monstre, réunissant tous les traits stéréotypés qu’on prête à ceux qu’on veut perdre dans la mémoire des siècles. C’est « le Néron chauve », selon Juvénal – et de préciser aimablement qu’il n’était déjà pas prudent de s’entretenir avec lui de la pluie et du beau temps. ». C’est ce Domitien là que met en scène Hédi Kaddour, un Domitien soupçonneux, imprévisible, retors, sadique avant la lettre. Fort de ses délateurs d’autant plus tentés de faire condamner jusqu’aux personnalités les plus fortunées qu’ils se rémunèrent ensuite sur une partie des biens qu’ils feront confisquer, de sa garde prétorienne qu’il laisse s’emparer de ses victimes jusqu’au cœur du Sénat, de ses bourreaux experts qui savent tout faire avouer et de toutes les lâchetés que cette crainte ainsi ne manque pas de susciter. On verra, si l’on s’y reporte, que Lucien Jerphanion donne une image plus nuancée des vices et des vertus de cet empereur, en ce qui concerne notamment l’administration de son empire.
[2] En fait le personnage de Lucrezia peut apparaître ici comme le personnage le plus avantagé du roman. C’est elle que l’on suit essentiellement dans les premiers chapitres du roman et que l’on retrouvera à la fin. C’est Le personnage, disons, positif du livre. Figure en grande partie imaginée. Et l’éditeur ne s’y trompe pas qui surfant sur l’air du temps a fait accompagner son ouvrage d’un bandeau rouge où se lit en grandes lettres blanches : LA FEMME DE TACITE.
[3] A la fin de la lettre qu’elle imagine envoyer à Domitien, sa lettre-testament, Lucrezia se dit qu’il ne faudra pas que celle-ci soit trop longue qu’il lui faudra « éviter les citations, les images, les mots lourds, le style asiatique ». Pas vraiment de mots lourds chez Kaddour, mais des citations, principalement latines, si. Des images beaucoup. P. 355.
[5] « Voila notre laideur, constate Lucrezia, à la fin du roman, nous avons inventé une raison, une cause légitime à la tyrannie : faire tenir ensemble un monde qui va de l’Euphrate jusqu’à la grande île de Bretagne, là où s’arrête le monde. Nous avons inventé la nécessité permanente du tyran pour nous dispenser de le combattre et cette nécessité va nous imposer en mourant de faire silence sur ses crimes, ce qui est déjà une infâmie » P. 350
[6] Dangereuse publiquement la parole a ainsi tendance à se replier sur l’espace intérieur. C’est la réussite formelle aussi de ce roman que de nous faire éprouver ce phénomène.
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