Est-il sot, est-il fou, est-il diable ? Ce Trubert
en tout cas est un sacré, satané, personnage. Issu de l’imagination d’un auteur,
Douin de Lavesne, dont nous ne savons rien, sinon qu’il vécut au XIIIème siècle,
il revit aujourd’hui grâce à la hardiesse des éditions Lurlure qui redonnent de
ce texte - dont l’histoire n’aura conservé durant plus de cinq siècles qu’une unique
copie - une version en français moderne, heureusement mise en regard de son singulier
et bien troublant original.
Le lecteur à qui la matière de Bretagne n’est pas totalement
étrangère et qui aura conservé souvenir de ses lectures de Chrétien de Troyes,
en particulier de son Perceval, ne manquera pas de remarquer combien ce
jeune « nice », sorti de sa forêt, qui n’a jamais vu un
crucifix, confond sol et denier et se sentira condamné au plus grand inconfort
quand on lui offrira de dormir sous les draps d’une couche moelleuse, s’affranchit
du chemin suivi par « li filz a la veve dame»[1]
qui en constitue le modèle initial. Notre Trubert n’a rien de la pureté
foncière d’un quêteur de Graal, ni de la délicatesse d’un amant, rêvant à sa bien-aimée
devant trois simples gouttes de sang tombées au matin sur la neige. Tout au
contraire. C’est un violent. Un qui frappe. Et qui cogne. Se moque. Et
obstinément viole.
Pas sympathique donc, a priori, ce bien vilain Trubert. Qui,
qualifié tantôt de sot, de fol, est de fait un de ces esprits rusés, de ces Renart,
qui se sortent de toutes les situations où leur esprit à la fois téméraire,
joueur et profondément indocile, les met. Usant habilement du mensonge et du
déguisement, ne respectant rien ni personne, notre héros, tout frais sorti et
sans éducation aucune, de sa « forêt de Pontarlie », fera subir ainsi
mille avanies à un Duc, il est vrai bien crédule, ainsi qu’à toute sa famille,
avant d’épouser, cette fois travesti en fille, un Roi !
Il serait naturellement absurde de chercher dans ce qui se présente
comme un long « fabliau » de près de 3000 vers, ce délirant « conte
à rire » qui reste, ma foi, bien agréable et fort plaisant à lire, la
moindre cohérence psychologique. Ni, sur le plan factuel, la moindre
vraisemblance. Le personnage n’est manifestement ici qu’une machine. Une
mécanique remontée à bloc dont les actions ne sont pas loin de s’apparenter à
celles de certains personnages survoltés de dessin animé qui traversent sans
rien perdre de leur énergie et de leurs motivations, toutes les situations
jusqu’aux plus catastrophiques. Le récit que met en œuvre Douin de Lavesne, multipliant
les scènes de violence, les notations pornographiques et scatologiques, dans
une perspective évidente de dérision procède en outre à l’évidence de cet
esprit carnavalesque que décrit Bakhtine dans sa célèbre analyse de l’œuvre de
Rabelais. La culture seigneuriale s’y trouve constamment rabaissée, ramenée cul
par-dessus tête à l’image de ce tout puissant Duc déculotté (voir illustration) à qui Trubert se
charge de prélever 4 poils de cul en paiement d’une chèvre bariolée !
Les spécialistes creuseront pour tenter d’établir les
secrètes intentions de ce Douin de Lavesne dont on ne sait toujours rien, ce
patronyme ne figurant que dans le corps de l’œuvre pour en marquer l’auteur.
Ils s’efforceront de comprendre le sens politique, philosophique ou religieux
dont les extraordinaires aventures de l’horrible Trubert ont pu, quelque part
au XIIIème siècle se trouver porteuses. Il leur faudra s’attacher à
faire la part de ce que reprend ce texte à bien des canevas convenus - que ce soit celui du faux médecin que
reprendra Molière dans le Médecin volant et surtout dans un passage
célèbre de son Dom Juan, celui du pet tonitruant faussement attribué à
un voisin, ici une voisine, de table, celui du faux chevalier qui ne sachant
monter à cheval parvient toutefois par son allure abracadabrantesque à mettre
en fuite tout une armée – et surtout, chose bien plus difficile, de ce que
toute l’œuvre manifeste quand même de franchement hénaurme et singulier.
Pour son excellent et discret traducteur et préfacier, Bertrand
Rouziès-Léonardi [2], l’œuvre
est en effet une sorte de brûlot, les actions de Trubert relevant « d’une
forme de terrorisme axiologique tous azimuts qui explique peut-être qu’on ne
dispose à ce jour que d’un unique manuscrit et que l’enlumineur n’ait réalisé
que cinq lettres historiées, quand tant d’autres scènes eussent été amusantes à
représenter ».
Il est vrai que les « exploits » de ce féroce
Trubert, s’ils possèdent un caractère éminement comique, témoignent d’une
violence gratuite et d’un tel irrespect de tout qu’ils finissent par faire
davantage songer aux Prospérités du vice, qu’aux malheurs d’Ysengrin ou
aux Fourberies de Scapin. La façon dont Trubert s’en prend au Duc sans
autre motivation apparente que la méchanceté pure, le bâtonnant, l’enduisant de
merde pour le rebâtonner encore, la façon dont il découpe en morceaux une
paysanne qui venait le secourir, puis celle dont il envoie à la mort la plus
infâme un pauvre chevalier rencontré par hasard, sans que jamais ses forfaits
soient punis, voila qui pousse assez loin la transgression de toutes les
valeurs en cours.
Reste le sexe [3].
Le désir. Et la liberté folle. Que rien ne peut jamais contenir. Et la toute
puissance aussi du déguisement du corps et de la parole. Par quoi tout devient
possible. Alors, peut-être alors faut-il voir en cette œuvre singulière et
transgressive plus qu’une satire audacieuse, explosive, des idéologies
dominantes de l’époque. Imaginer – même si cela passe pour trop moderne - un
Douin de Lavesne s’abandonnant avec jouissance à la liesse d’écrire,
découvrant cette puissance en lui de faire monde par les mots et d’éprouver
ainsi, dans le saccage de toutes les valeurs de son époque, sa liberté de
créateur. Á l’image
de cette malheureuse chèvre « appareillée d’inde, jaune, vert et
vermeille » que Trubert aura fait peindre et qui lancera sa fortune, les
choses en littérature, ne sont peut-être faites que pour qu’on les métamorphose
au gré de ses pulsions ou des emportements, même les plus violents, de l’imagination.
[1] Je ne
résiste pas ici au plaisir de citer le magnifique début du Perceval de
Chétien de Troyes :
Ce fu au tans qu’arbre
florissent,
fuelles, boschaige, pré
verdissent,
et cil oisel an lor latin
dolcemant chantent au matin
et tote riens de joie
anflame,
que li filz a la veve dame
de la Gaste Forest soutainne
se leva, et ne li fu painne
que il sa sele ne meïst
sor son chaceor et preïst
trez javeloz, et tot ensi
fors del manoir sa mere
issi.
[2] C’est en
décasyllabe à rimes plates ou simplement assonancées que Bertrand
Rouziès-Léonardi a choisi de transposer les octosyllabes du texte original. Choix
heureux qui permet de donner davantage de fluidité au texte, la langue
médiévale étant par sa proximité avec le latin, plus resserrée.
[3] Deux
passages sur ce point méritent en particulier d’être découverts. Qui anticipent
clairement sur Rabelais. Celui où Trubert sous l’apparence de sa propre sœur
couche avec Rosette, la fille du Duc et lui fait croire que son inattendu
appendice est en fait un lapereau caché dans ses parties intimes. Celui enfin
ou Trubert au cours de sa nuit de noces emprisonne dans une bourse le sexe du
Roi Golias !
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