Oui « bien
fou du cerveau » comme dirait La Fontaine qui prétendrait en quelques
lignes, sinon quelques mots, porter sur
le véritable foisonnement des poésies actuelles en France, un jugement complet,
impartial ou définitif. Nous sommes un certain nombre à lire sans esprit de
chapelle, avec un appétit véritable, dans un esprit d’accueil et de
découvertes, quantité d’ouvrages. Dont pour certains nous faisons l’effort tout
aussi véritable, de rendre compte. Sans nous contenter de quelques mots hâtifs
ou mensongers. Et pourtant qui d’entre nous peut se targuer de tout connaître.
Partant de tout pouvoir juger. Personnellement je suis persuadé que si la
poésie, les poésies d’aujourd’hui, ont quelque chose à apporter c’est précisément
par l’exemple qu’elles donnent de ces multiples singularités qui chacune semble
s’être autorisée à advenir comme Sujet,
Sujet à part entière à l’intérieur
d’une langue qui par ses multiples emplois, tend à l’inverse, de plus en plus,
à travers ce qu’on appelle la communication, à nous assujettir aux discours
intéressés de l’autre. Cette « fabrique » du Sujet, chacun en poésie
la tente à sa manière. Plus ou moins juste. Plus ou moins aboutie. Dans son
arbre généalogique. Je veux dire à partir de ce que les hasards de la vie et de
ses propres lectures ainsi que les conditions générales de sa propre
sensibilité, lui permettent d’atteindre. Il en résulte, considérablement
accentué par l’explosion de toutes les libertés que la poésie depuis plus d’un
siècle s’est attachée à conquérir, au point de ne pouvoir plus être
formellement définie par personne, des œuvres ou du moins des ouvrages voire
des prestations, d’une diversité, d’une hétérogénéité telle qu’il ne s’en vit
jamais auparavant dans l’histoire. Et toutes loin de là ne sont pas illisibles.
Et toutes ne sont pas le fait de vieux poètes rancis. Et toutes ne sont pas
nombrilistes. Et toutes ne cherchent pas non plus la vaine gloire de se faire
entendre en ouverture du Journal de TF1. Où elles retomberaient, je pense,
nécessairement sous l’empire de ce qu’elles avaient au départ pour vocation de
fuir.
Pour intervenir très régulièrement depuis près d’un quart de siècle aux côtés des poètes les plus différents je témoigne que leur parole quelle que soit la forme qu’ils adoptent ou qui les a choisis, est toujours libératrice. Libérateur un Charles Juliet aussi bien qu’une Marlène Tissot. Libérateur un Jacques Darras aussi bien j’imagine que ce Marc Guimo que viennent de publier les éditions de la Boucherie Littéraire dont j’attends vraiment que ceux qui semblent souhaiter la disparition du Marché de la poésie où je l’ai découvert, me disent en quoi on pourrait les assimiler à de simples « vendeurs de vers » voire à la petite succursale d’une vaste entreprise de pompes funèbres. Souhaiter la mort de la plupart de ces voix, certes parfois portées par des personnes pas toujours totalement sympathiques et à l’occasion inutilement narcissiques ou manœuvrières, revient à souhaiter l’effacement sur les cartes aujourd’hui tellement riches de la parole, de toute une série de voies par lesquelles la vie peut trouver à se dire et aussi s’inventer. On ne remporte le combat de la parole qu’en s’efforçant de l’élargir. Et d’en permettre toujours davantage le partage. Les partages. En secouant aussi pourquoi pas au passage les institutions. En dénonçant, je le veux bien les connivences et les réelles impostures. Mais en gardant le souci de construire. D’ajouter. D’élever. De nourrir. Non d’abaisser. Mépriser. Détruire !
Je me souviens avoir eu à plusieurs reprises déjà
l’occasion de répondre à ceux qui périodiquement prétendent que la poésie
actuelle, principalement française, est globalement illisible. Ou simplement
élitiste. Je le répète : Lire de la poésie, en écouter sont des actes
culturels qui supposent une éducation. Toute une série d’habitudes.
D’aptitudes. Et si l’on veut en élargir pour le meilleur l’audience, il y faut
de la part de la société de véritables formes d’encouragement et d’accueil. ET
certainement en premier lieu que lui soit accordé, à l’école, une place où elle
puisse apparaître davantage comme pratique artistique que comme support
d’apprentissages étroitement culturels et stylistiques.
De façon générale, la belle ambition toujours
pertinente de Vilar qui réclamait un théâtre élitiste pour tous ne doit pas
cesser d'être notre horizon. Il y faut de la connaissance. De l'attention. De
la patience. Et surtout de la passion. Une rage de la transmission. Une
capacité aussi à ne pas tout confondre. A admettre les différences. A
reconnaître aussi, pourquoi pas, ce qui dans certains rituels - nous pensons à
quelques pratiques entre soi de lectures publiques - est de nature à enfermer
la parole poétique plus qu'à l'ouvrir aux autres. Sans compter cette forme toujours
très marquée en France de fonctionnement en vase clos des réseaux, voire
l'incuriosité ou le snobisme d'un grand nombre d'agents culturels qui
continuent de privilégier le nom au détriment de l'oeuvre ou la
pseudo-modernité plutôt que la singularité réelle.
Dans un ouvrage publié chez Actes Sud, intitulé Le
Paysage est l'endroit où le ciel et la terre se touchent, le paysagiste
Michel Courajoud évoque la suractivation particulière entraînée en chaque
élément qui compose la terre par le contact, la présence, de cette substance
étrangère que constitue le ciel. Ajoutant que le travail du jardinier qui
retourne la terre en éliminant ainsi la couche d’oxydation, en ranime
l’épaisseur active, la profondeur irritable, contrariant les processus
d’apaisement des surfaces confrontées, exacerbant au contraire, leur réalité
propre. C’est cela en fait qui doit passer dans la rencontre entre un poète et
son public. Entre la parole du poète et l'écoute qu'on lui accorde. Quelque
chose de l’ordre d’une revitalisation réciproque. Une manière d’exciter
au sens profond la vie, d’élargir et d’intensifier le monde. Par un changement
de perspectives. La mise en relation de nouvelles présences.
Comment envisager de parvenir à ce beau résultat
autrement que dans le respect de l'intelligence singulière de chacun. Loin de
toute complaisance.
Et donc, plutôt que de reprocher leur élitisme à
ceux qui continuent à se vouloir poètes quand tout les pousse à tenter plutôt
autre chose, de plus visible socialement, de plus rentable économiquement, ne
devrions-nous pas plutôt les remercier de continuer à entretenir
l’existence, la possibilité, d’un rapport au langage qui rompe avec cette
« prolétarisation des esprits » à l’œuvre dans l’usage
contemporain de la langue ? Les encourager à œuvrer pour que cette
dernière cesse de n’être, par la pauvreté ou l’uniformité de ses propositions
formelles, qu’un agent de fermeture de l’imagination et de l’esprit ?
Une dévitalisation de la parole. Une désactivation
du monde.
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