«Il faudra que je parle d’écrire… Et que ce
soit parler pas écrire… Que j’avoue… Et j’avoue… Être peu sensible aux formes de l’écrit… Être prise
sans filet dans le mouvement de l’écriture. Cette différence que je sens entre
les deux… Elle m’écarte… Elle me sépare… Elle me fait mal au milieu… Mais les
mots sont sans abri. Ils n’ont pas de domicile fixe. Je les couche sous la
couverture comme des chiens affamés. « Couchez… Allez… Couchez là… Ici…
Non là… Voilà… Pas bouger… »
Mais ils ne restent pas sur le papier. Ils
prennent le large
Écrire est déployé sans forme attachée
Écrire est une langue de grand départ
Aucune ligne d’arrivée
Posted at sea
16 : 27 »
Posted at sea, à différentes heures du jour, la petite
centaine de proses courtes qui composent le Carnet
sans bord que Lili Frikh vient de donner à la rumeur libre, ne cherche pas à consigner l’éphémère et
superficielle matérialité des évènements par lesquels se raconte l’anecdote
plus ou moins pittoresque, plus ou moins idéalisée, bien choisie, de ce qui
fait d’ordinaire à nos yeux l’existence : c’est en profondeur toujours qu’y
creuse la parole, empruntant à la plasticité des vagues, à leur inlassable et
puissant mouvement son exigeante tonicité. Car c’est bien à une intime nécessité que répond d’abord tout
ce livre. Qui affirme et réaffirme la volonté de son auteur de ne pas se
laisser enfermer dans les mots, dans les phrases. Non plus que dans les choses.
Et s’emploie tout entière à s’offrir corps et âme à la vie qui déborde.
Dans une
telle perspective, « c’est pareil
penser et sentir […] c’est pareil sentir et penser et parler et écrire et
peindre et chanter et respirer… » On ne s’étonnera donc pas de ce que
Lili Frikh ne s’éprouve pas simplement comme poète. Mais que son engagement
d’artiste l’ait portée vers la chanson puis vers ce qu’il est convenu d’appeler
les arts visuels. Car ce qu’elle cherche et tente de faire advenir dans les
mots comme dans la musique, les signes ou les images n’est pas « la jouissance immobile » que
procure au professeur comme à l’esthète la pure compréhension de la forme distincte
puis arrêtée. Si elle use bien de ces
divers matériaux c’est pour les animer de cette énergie, de cette rage
pourrait-on dire d’expression qui lui permet de les
traverser, pour tirer vers le large. Conférer à la vie un surcroît d’intensité.
Contre ce vide au fond que promeut trop souvent la Culture, dans ce qu’elle
peut avoir, d’institutionnellement réducteur, séparé, la parole vivante, rebelle,
habitée de Lili Frikh s’efforce de livrer passage à l’ouvert grand-ouvert dont
l’immensité sauvage et inarticulée de la mer lui suggère l’idée.
Je
n’insisterai pas sur le caractère de vulnérabilité dont s’accompagne
naturellement ce singulier exercice par lequel le « je » qui parle prend en charge la totalité de son désir d’être
qui le relègue en marge des étroits périmètres que nous concèdent les sociétés.
Anormale. Et même un peu monstrueuse, telle se découvre à elle-même la
conscience qui pareille à la vague ne cesse de se faire et toujours se défaire
entre lumière et obscurité. Mais l’important pour elle n’est pas vraiment la
souffrance mais le goût qu’a la vie. « Le
bon et le mauvais. Le goût inimitable. Le goût irrattrapable. Le mauvais goût
de ne pas se laisser prendre le bon goût… de ne pas se laisser enfermer ».
De ce goût qui ne vient pas seulement des choses mais de
soi, de même que la lumière dit-elle ne s’allume que parce que nous pressons
sur le bouton, chaque page du livre de Lili Frikh nous fait partager la
radicale et souveraine expérience. Cherchant le Vif, le Nu, ce qui « est sans
papier sans machine sans image à faire fonctionner » elle accompagne -
à sa manière à la fois insistante, libre et d’une
déconcertante simplicité, jusqu’à nous en communiquer le sentiment de la plus forte présence - cette forme
sans forme qui « n’a pas d’os pas de
limite pas de modèle, aucun dépôt […] n’a pas de langue […] n’obéit
pas […] traîne jusqu’à la mer…
jusqu’à ce que les mots viennent et reviennent entre les vagues… Jusqu’à ce que
l’écume vienne et revienne entre les mots la salive ».
Il y a comme un désir d’absolu, une forme d’exigence particulièrement rare, comme une
évidence aussi, une transparence de la parole chez Lili Frikh qui font que
chacun des textes de ce Carnet sans bord
touchera et remuera le lecteur qui n’aura pas totalement oublié sa capacité
d’abandon et ses fragilités premières. Sa certitude aussi d’être ou d’avoir été
magique. De s’être dit un jour, comme elle, au plus fort de la pression
déchirante de vivre : « Le
cadeau c’est toi. Pas emballé. Sans jolis nœuds. Pas signé. T’as l’air de rien.
Libre t’as l’air de rien et de personne. Mais c’est mieux. L’air de rien tu
respires… L’air de toi tout seul face à la mer. »
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