On s’étonnera peut-être de voir commencer
une note de lecture portant sur le recueil d’un jeune poète irakien par
l’évocation d’une photographie représentant l’exécution en janvier 43 dans la
ville de Bosanska Krupa, en Bosnie, d’une résistante yougoslave de 17 ans, Lepa
Svetozara Radić, coupable d’avoir tiré sur des soldats allemands.
Cette image sidérante que le
hasard vient de me mettre sous les yeux, interroge puissamment sur notre
capacité à réagir face aux atrocités dont, pour les plus chanceux d’entre nous,
nous ne sommes que les témoins lointains. Et sur la possibilité surtout que
nous avons de leur donner sens par la seule vertu de la parole.
Qu’est-ce qui fascine dans cette
image qu’il faudrait se garder de ne rattacher qu’à tout ce que l’on peut
connaître de la barbarie nazie. Le livre de l’historien anglais Keith Lowe justement
intitulé l’Europe barbare qui tente
de faire le point sur la violence dont s’est accompagnée un peu partout en
Europe les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale a bien montré que la
multiplication des formes les plus monstrueuses de cruauté y a été le fruit
« d’une déshumanisation qui s’est
emparée là de tout le continent ». Les victimes d’hier se transformant
à leur tour bien souvent en bourreaux !
Ce qui fascine je crois dans
cette image vraie dont aucune reconstitution artistique ne saurait atteindre la profondeur
émotive, est cette impossibilité effrayante dans le mouvement d’empathie qui
porte vers son personnage central, de trouver les mots pour expliquer la dramatique
puissance de vie qui émane du regard concentré, un peu perdu en lui-même de la jeune
condamnée cependant que l’impassible militaire dans son dos s’applique tout
entier à nouer la corde qui va bientôt l’étrangler. Et mettre un terme à des
pensées et à toute une existence dont nous ne saurons jamais rien. Ce qui
fascine c’est autour de ce qui devrait uniquement polariser notre regard sur
l’évidence insupportable d’un crime autorisé, consciencieusement effectué, d’une
multiplicité de détails qui devraient ici ne signifier rien mais nous parlent cependant
avec une terrible acuité : la fragilité de la branche d’aulne qui va se
prêter au supplice. La minceur aussi de la corde qui le rendra plus douloureux
et plus long. La forte ceinture de cuir puis les petites bottes fourrées de la victime
qui posent encore sur le coffre que deux soldats dont on ne voit pas le visage
retiennent avant de le faire basculer, sans négliger sur le fond de la photo ces
lignes à moitié devinées d’une partie de ramure supportant les tâches de ses nombreux
chatons qui font moins signes vers l’abstraction qu’affectionnent encore
aujourd’hui bien des peintres contemporains que vers les tragiques limites pour
nous de toute représentation…
Les mots sont pauvres dès lors
qu’il s’agit de les poser sur un tel moment que la photographie présente et
absente d’ailleurs tout à la fois. Mais peut-être que l’impuissante tension qui
les traverse, l’expérience qu’ils nous font éprouver de notre incomplétude, ne
sont que la seule chose qui nous reste pour nous rassurer un peu sur notre
semblant d’humanité.
La violence et la cruauté sont de
tous temps. De tous les mondes. De toutes les nationalités. Et ce n’est que par
la grâce d’une heureuse exception que nos sociétés occidentales semblent en
être aujourd’hui davantage épargnées. Car il n’en va pas de même en bien des
régions du globe. Dans cette région notamment dont nous parle le recueil d’Ali
Thareb, Un homme avec une mouche dans la
bouche – titre ô combien révélateur - que viennent de publier les belles et
toutes jeunes éditions des Lisières.
En Irak, puisque c’est d’Irak que
nous viennent ces poèmes, l’absurde expansion de la violence physique de
l’homme contre l’homme semble devoir être vécue comme une fatalité de la vie
quotidienne. La banale expérience d’un monde où chaque élément de la prose des
jours, travail de la maison, traversée d’un jardin, chemin, vêtements qui
pendent sur une corde à linge, s’y retrouve désespérément associé. Donnant pour
nous qui n’avons heureusement pas à composer avec pareille situation, un tour
des plus étranges et comme fantastique aux plus communes réalités. Et c’est là
je crois la réussite du petit livre d’Ali Thareb que de tenir ainsi serrés ces
2 plans que sont la référence aux menus faits de la vie ordinaire et la mise en
image des horreurs par lesquelles cette vie se voit régulièrement mutiler.
Ainsi lorsque le narrateur de ce
livre évoque la lessive à laquelle s’affaire chaque jour sa sœur cadette, le
poème nous parle bien de linge et de machine à laver, de pièces qui tombent des
vêtements sur le carrelage de la salle de bain mais c’est pour mettre en
évidence la façon dont l’incompréhensible violence qui s’acharne sur ce
malheureux pays déforme totalement la perception de ce qui pourrait n’être
ailleurs qu’une scène d’une parfaite banalité. C’est que la jeune fille n’a
plus qu’un bras ayant perdu l’autre dans des circonstances non précisées mais
que le lecteur bien entendu devine. Et du coup tout semble perdre sa tranquille
assurance d’exister. « les vêtements
sont pris de vertige/ mon sang picote son corps. Son sang m’enlace/ et tandis
que je me faufile vers les racines de la maison/ mon visage tombe de la
machine/ comme une pièce métallique sur le sol de la salle de bains »
À la différence du très beau
texte de Tahar Ben Jelloun sur les morts de la première guerre d’Irak, Jenine,
les poèmes d’Ali Thareb sont des poèmes courts que ne portent pas le
souffle et ne cherchent pas à se donner l’ampleur d’une violente et radicale
dénonciation. Ils composent en fait un recueil dans lequel l’auteur ramasse
comme une suite d’images, d’impressions, exprimant principalement et de manière
aigüe sa douleur de voir disparaître des êtres chers et sa frustration de ne
pouvoir profiter normalement des plaisirs et des bonheurs de la vie. Ainsi de
ce texte intitulé Photo :
« De toi nous gardons beaucoup de photos/ où tu as l’air mort de rire/ sauf la dernière où nous sommes tous ensemble/ une photo de la taille d’une main/ je pose ma tête dessus et n’arrive pas à la relever/ voilà que tu apparais/ comme qui cache son ombre dans un trou/ et se dresse sur sa vie/ me voici assis au sommet de ton corps/ le couvrant curieusement/ de deux jambes de larmes ».
Ou de cet autre qui conclut son
ouvrage :
« La mort nous menace chaque jour/ et jusqu’ici nous n’avons rien commencé/ ainsi sommes-nous depuis l’enfance/ pas une fois je n’ai vu entre tes mains autre chose/ qu’une poupée sans jambes/ tu m’auras vu tant de fois/ tirant des pierres sur mon cerf-volant/ pendu aux câbles électriques/ j’aurais tant aimé dessiner des cœurs/ avec la buée/ quand tu étais face à moi à la maison/ une fenêtre nous séparait/ mais nos fenêtres n’avaient plus de vitres ».
C’est ainsi comme une profonde
intimité de la douleur, en toutes choses imprégnée, qui s’exprime dans ce court
et beau livre. Sans aucune déclamation. Sans les artifices habituels du pathos
exhibitionniste. Et je ne pense pour ma part vraiment pas que ces textes
gagnent quoi que ce soit à être proférés, hurlés, comme sur certaines vidéos où
leur auteur se montre enfermé dans des cages Daesch en tenue orange de
prisonnier. Notre époque obtuse et grossière est facilement impressionnée par
de tels renoncements à la subtilité. Qui vaudrait pourtant au travail d’Ali
Thareb de ne pas aller chercher sa force sur le terrain propre de l’adversaire
mais à s’imposer dans son irréductible, invulnérable dignité.
C’est pourquoi encore je ne crois
pas, bien que j’en comprenne bien entendu l’intention, que les mots dont se
sert le poète pour affronter l’évidence de l’horreur qui défigure jour après
jour et son monde et sa vie, soient à considérer – c’est ce que dit la quatrième
de couverture - comme des balles. Ce n’est pas leur fonction que de participer
à l’instar des armes et de la folie meurtrière des hommes à élargir encore un
peu plus l’espace de la souffrance et de la destruction. Les poèmes d’Ali
Thareb dans la crudité parfois de leur expression, le choc de certaine des
images par lesquelles il rend compte de la situation effroyable que la bêtise,
l’égoïsme ou le sadisme fonciers des hommes sont apparemment parvenus à
installer dans son pays, nous font au contraire à chaque mot ressentir, par
l’humanité même qui les soutient, en profondeur et l’absurdité qu’implicitement
ils dénoncent, qu’une telle réalité ne devrait jamais exister. Et que certaines
des forces de l’art et de l’écrit- mais peut-être qu’ici je m’avance - sont au-dessus de toute barbarie.
NOTE
Le livre d’Ali Thareb est proposé
par les Lisières en édition bilingue, traduit par Souad Labbize, elle-même
poète et publiée récemment par les mêmes éditions dont je ne saurais trop louer
le travail quasi parfait tant sur le choix des matières que de la composition.
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