Quelle est l’origine profonde de ton livre ?
Qui ne sait qu’en matière d’art,
et la poésie est avant tout un art, l’œuvre est plus souvent le fruit d’une
poussée, d’un entraînement inconscient de toute la pensée sensible qu’une
opération préméditée dont l’esprit aura dès le départ pesé les principaux aboutissants.
Un Bouquet pour les morts est de ces livres dont le sens ne m’est
apparu que bien tard. Et qui réellement s’est fait, pourrais-je dire, de
lui-même, entendant par-là que c’est en réponse aux progressives et multiples
sollicitations des divers éléments qui lentement s’y sont vus rassemblés, qu’il
s’est trouvé prendre figure.
En cela ce livre est un livre
vivant.
Oui mais dans l’adresse finale au lecteur tu le relies clairement à
tous les disparus de la Grande Guerre. Et la plupart des poèmes qui composent
ton Bouquet sont dédiés à des soldats de diverses origines qui ont trouvé la
mort à l’occasion de ce conflit. Tu dis aussi dans cette adresse qu’ils sont
comme une réponse à l’invitation que tu as découverte sur le fût d’une colonne
élevée à la mémoire des soldats russes venus combattre pour la France, de leur
offrir « quelques fleurs ».
C’est vrai. Mais si le livre se
présente effectivement comme une offrande aux morts de la première guerre mondiale
et évoque certains des lieux où ils reposent – vallée de la Somme, plaine de l’Aisne,
cratère de Lochnagar, Ferme de Navarin, Main de Massiges, plateau de
Californie, cimetière de Craonnelle … - il se présente de toute évidence beaucoup moins
comme le rappel des horreurs dont ces paysages furent en leur temps le théâtre
que l’évocation de la relation affective, charnelle, que les disparus dont il
fait état auraient pu entretenir heureusement, pleinement, avec le monde si la
sauvagerie de la guerre n’avait cruellement
mis un terme à leur espérance légitime de vivre.
Car c’est bien de l’intérieur de
ma vie propre, de la relation particulière que j’entretiens avec ce qui
m’entoure, m’émeut et me nourrit que cet ouvrage, peut-être, approche quelque
chose de l’existence de ceux que je fais figurer dans ses pages.
Pourtant tu utilises à plusieurs reprises la prosopopée. N’est-ce pas
pour donner la parole à ces morts ? Dont tu fais entendre la voix qui
monte de dessous terre.
Oui, la prosopopée est une figure
intéressante pour un poète. C’est-à-dire une personne qui fait de la parole un
acte de création. Mais ce ne sont pas vraiment des morts qui parlent à travers
ces prosopopées dont la nécessité s’est imposée d’elle-même au cours de mon
travail d’écriture. C’est une part bien vivante de ma propre imagination éprouvant
peut-être en profondeur cette succession ininterrompue de pertes auxquelles
nous soumet le travail corrosif du temps.
J’ai perdu enfance. Et jeunesse.
Et le monde qui leur était lié. Me voici près de cesser. C’est de cela certainement
que se nourrit l’approche que je fais de ces destins broyés qui m’offrent la
figure historique, violente, cruellement exacerbée, de cette expérience de
vivre qui est bien celle, je pense, de tout un chacun.
Et puis, de même que j’ai utilisé
dans mon livre précédent le « Il »
pour, comme l’écrit Barthes pouvoir parler de moi comme d’un peu mort et me décoller de moi-même ou de mes moi de surface,
le « nous » ici m’a permis de faire l’expérience d’autre
chose, d’une autre forme d’altérité. Et de pouvoir parler de la vie non plus de
l’intérieur d’elle-même, dans sa jouissance, si je puis dire, pleine et
entière, dans sa totale et sauvage imprévisibilité, hors temps, mais de
l’extérieur, dans le sentiment profond plutôt de sa précarité et dans la
perspective aussi d’en être bientôt peut-être définitivement privé.
Est-ce cela donc que tu veux dire quand tu dédies l’un de tes poèmes
aux enfants qui ne sont pas nés des soldats de Craonne ?
Avec les jeunes de Calais à la Main de Massiges |
Je ne sais. Craonne, la
découverte du vieux village de Craonne et de toute l’histoire du Chemin des Dames que m’a raconté mon
amie Gisèle Bienne en m’amenant sur les lieux m’a profondément saisi, troublé.
J’y suis retourné, dans le cadre d’un projet soutenu par la Mission du
Centenaire, accompagné de toute une classe de terminales du lycée Berthelot de
Calais et j’ai pensé alors qu’au nombre de ceux qui, là, avaient trouvé la
mort, il fallait ajouter tous ces enfants qu’ils n’avaient pu avoir et les
enfants de ces enfants… Et que nous qui vivons, nous vivons non pas en lieu et
place de tous ceux qui sont morts mais dans l’absence de tous ceux qui auraient
pu aussi, être là. À nos côtés. Dans cette pensée, la mort n’est plus
simplement néant. Elle devient présence. La présence sensible tout au fond
d’une absence !
Tu dis absence mais je trouve que l’ensemble de ton recueil, à la
manière de toutes ces fleurs que tu énumères à la fin, a quelque chose quand
même non de déprimant mais d’essentiellement dynamique. De jaillissant. Comme
cette couverture d’ailleurs due à la peintre et graveuse Marie Alloy qui évoque aussi bien des tirs et
des éclatements d’obus que le bouquet final d’un feu d’artifice.
Cimetière de Craonnelle |
C’est ça. Marie m’a confié une
série de gravures après avoir lu le texte. Et celle qui figure sur la
couverture m’a paru être la plus à même de s’accorder avec la tonalité générale
du livre. Car même si comme le dernier texte qui le compose dit bien que nous
allons disparaître, cesser, que nous deviendrons petit à petit figures de plus
en plus grossières puis totalement oubliées dans la mémoire que certains
conserveront de nous, l’ensemble du livre ne cherche pas à faire pencher ses
lecteurs du côté de la mort. Il cherche l’inverse. À refaire passer la mort du
côté de la vie. Comme le fait Apollinaire avec ses poèmes trop souvent mal
compris de Mon dieu que la guerre est
joli ! Comme ces morts du cimetière de Craonnelle qui dans mon livre « grimpent sous la terre leur butte sans fusil » !
Ainsi les titres de la dernière partie, sous-titrée conjugaisons, sont-ils composés de verbes à l’indicatif. Si elle me
semble très marquée par l’expérience de la perte et de la séparation, toute ma
poésie va dans le sens d’un effort au contraire de conjugaison. Des vivants et
des morts. Du passé et du présent. Des arts entre eux. Des formes poétiques
aussi héritées du passé et des formes d’aujourd’hui qui s’inventent.
D’où l’idée du bouquet. Qui
compose. Rassemble. Et aussi magnifie. Même s’il s’agit comme ici d’éléments
ordinaires. Des fleurs ordinaires mais parmi les plus précieuses de la vie.
Dont la guerre comme toutes les formes de mal visant à détruire les hommes peut
à chaque instant nous déposséder.
Justement, ces formes, parlons-en. Ton recueil comporte 3 parties dont
on voit clairement qu’elles empruntent des formes assez différentes les unes
des autres. Certaines pages usant d’ailleurs de façon allusive du calligramme.
Vers longs, versets, vers courts. Rythmes fondamentaux classiques, à caractère
pairs, rythmes parfois plus contemporains à caractère impairs… Coupes ne
respectant pas toujours les rythmes syntaxiques, usage irrégulier et parfois
même impressionnant du blanc… Pourquoi dans un ouvrage somme toute aussi court
avoir cherché une telle diversité ?
Il est difficile de répondre sur
le fond à une telle question. Par ailleurs totalement légitime. C’est par la
forme que le poème atteint ou n’atteint pas la sensibilité de ses lecteurs. Et
la forme en poésie contient aussi ce qu’on appelle le fond : c’est –à-dire
non pas le discours qui pourrait la traduire, la réduire en idées, mais le jeu profond
de ses thématiques et de ses connotations mentales.
D’abord, un bouquet est une
composition florale faite d’éléments souvent disparates que le fleuriste –
l’artiste en principe du bouquet – cherche à harmoniser en un tout produisant une impression agréable. Tu
remarqueras sans doute que si chacun des poèmes qui forment mon bouquet
présente une apparence singulière, comme
étaient singuliers chacun des hommes à qui ils sont généralement dédiés, le
titre des 3 sections composent une phrase unique, comme composaient déjà une
seule et même phrase ces 3 ouvrages précédents qu’étaient Compris dans le paysage, avec la terre au bout, parmi tout ce qui
renverse.
Unité et diversité donc. C’est un
autre aspect pour moi de cette conjugaison des différences et des contraires à
quoi s’emploie, comme je pense toute forme vitale d’art, ma poésie. Je pense en
particulier ici à cet extraordinaire ballet que j’ai pu voir hier d’Anne Teresa
De Keersmaeker, Rain, sur une musique
de Steve Reich.
Mais le fait d’associer ici des
formes pas toujours éclatantes de nouveauté et de faire se conjuguer sur peu de
pages certaines étapes de l’histoire de la poésie depuis le début du siècle
dernier, sans compter de la mienne propre puisque plusieurs de ces textes ont
été écrits il y a bien longtemps, m’a paru de nature à pouvoir inscrire mon
recueil dans la profondeur de temps nécessitée par le thème même que j’y mets
en avant. Et comme j’ai pu l’écrire ailleurs tout cela correspond assez bien au
besoin de faire ici résonner la voix dans l’espace non d’une époque fugace,
oublieuse et légère mais d’un temps moins mobile ingrat et volatil.
Non. La poésie ne peut
concurrencer le réel. Ni se donner pour ambition de le dire au plus près. Au
plus juste. Le réel est par définition toujours fuyant. Inaccessible. On ne
ressuscitera pas les morts. Mais la poésie ne
doit pas non plus leur tourner le dos. Se perdre en jeux artificiels. Sa
vocation, c’est d’éprouver sa part de monde, à travers un langage. Lui ajouter
ainsi des dimensions nouvelles. Ressusciter aussi ses dimensions perdues.
S’opposer à tout amoindrissement d’être.
C’est la raison profonde sans
doute de ce Bouquet.
Avant de nous quitter j’aimerais te poser une ultime question. Tu as
été publié par des éditeurs reconnus que pas mal de poètes, j’imagine,
pourraient t’envier. Pourquoi avoir choisi de publier ce texte aux éditions LD
qui ne sont qu’une petite structure associative sans grande diffusion.
Site de la Ferme de Navarin |
Tu sais, quel que soit l’éditeur,
la diffusion de la poésie reste infiniment confidentielle. On ne parle pas ici
de milliers de lecteurs mais au mieux de quelques centaines et dans la plupart des cas de dizaines. Je sais
que le passage par certains éditeurs
vaut légitimité. Mais cette légitimité de pouvoir se considérer socialement,
artistiquement comme poète, il me semble que mes quelques ouvrages passés me
l’ont objectivement conférée. Pour tout te dire j’ai envoyé ce texte à 3
petites maisons d’édition avec lesquelles je pensais que j’aurais pu avoir
plaisir à travailler. Deux d’entre elles, très jeunes n’ont pas de bien riches
catalogues mais font de vraiment beaux livres et j’avoue que le jeune vieux poète
que je suis, aurait bien aimé faire exister ce livre au contact de plus neuves
générations. Hélas. Dans les deux cas il m’a été plus ou moins gentiment
répondu que le thème dont je traitais à savoir pour ces maisons, la guerre 14,
ne les intéressait pas. Comme si ce qui faisait un livre de poésie était cela. Comme
si c’était un livre sur la guerre que j’avais vraiment réalisé ! D’ailleurs
je ne crois pas que ces jeunes gens aient fait l’effort réel et difficile de me
lire. Je sais par expérience combien l’attention qu’on porte aux livres qu’on
reçoit est rare. ET comment le regard qu’on porte sur eux peut être a priori
biaisé par toutes sortes de considérations qui font qu’on ne saura pas
l’accueillir.
De ce fait je me suis sans
chagrin résolu à le publier par moi-même. Dans la petite structure que nous
avons créée pour justement accompagner ces actions de rencontres en milieu
scolaire qui nous sont chères et dont l’écriture de ce texte est en partie,
comme je l’ai dit plus haut, issue. Dès le mois d’avril j’entame avec un grand
lycée du Nord toute une série de rencontres dont le projet est justement de
travailler sur ce livre avec les jeunes dans l’optique de leur préparation à
l’épreuve de français. Je ne doute pas que d’autres établissements suivront. Et
cela ne m’empêchera pas d’adresser à qui voudra bien encore ce texte. Que
j’imagine certains de mes amis qui peut-être l’apprécieront relaieront auprès
d’un certain nombre de leurs amis hors de toute structure marchande.
Ainsi vit pour moi le poème. Ainsi
vit la poésie. De rencontre en rencontre. De personne à personne. Dans la proximité des désirs. L'écoute. Et l’intelligence durable, sans doute assez rare encore
aujourd’hui, de ce besoin de monde et de parole qui au fond nous relie.
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