dimanche 25 mars 2018

REFAIRE PASSER LA MORT DU CÔTÉ DE LA VIE. UN BOUQUET POUR LES MORTS. ENTRETIEN AVEC GEORGES GUILLAIN.


Quelle est l’origine profonde de ton livre ?

Qui ne sait qu’en matière d’art, et la poésie est avant tout un art, l’œuvre est plus souvent le fruit d’une poussée, d’un entraînement inconscient de toute la pensée sensible qu’une opération préméditée dont l’esprit aura dès le départ pesé  les principaux aboutissants.

Un Bouquet pour les morts est de ces livres dont le sens ne m’est apparu que bien tard. Et qui réellement s’est fait, pourrais-je dire, de lui-même, entendant par-là que c’est en réponse aux progressives et multiples sollicitations des divers éléments qui lentement s’y sont vus rassemblés, qu’il s’est trouvé prendre figure. 

En cela ce livre est un livre vivant. 

Oui mais dans l’adresse finale au lecteur tu le relies clairement à tous les disparus de la Grande Guerre. Et la plupart des poèmes qui composent ton Bouquet sont dédiés à des soldats de diverses origines qui ont trouvé la mort à l’occasion de ce conflit. Tu dis aussi dans cette adresse qu’ils sont comme une réponse à l’invitation que tu as découverte sur le fût d’une colonne élevée à la mémoire des soldats russes venus combattre pour la France, de leur offrir « quelques fleurs ».


C’est vrai. Mais si le livre se présente effectivement comme une offrande aux morts de la première guerre mondiale et évoque certains des lieux où ils reposent – vallée de la Somme, plaine de l’Aisne, cratère de Lochnagar, Ferme de Navarin, Main de Massiges, plateau de Californie, cimetière de Craonnelle … -  il se présente de toute évidence beaucoup moins comme le rappel des horreurs dont ces paysages furent en leur temps le théâtre que l’évocation de la relation affective, charnelle, que les disparus dont il fait état auraient pu entretenir heureusement, pleinement, avec le monde si la sauvagerie de la guerre n’avait cruellement  mis un terme à leur espérance légitime de vivre. 

Car c’est bien de l’intérieur de ma vie propre, de la relation particulière que j’entretiens avec ce qui m’entoure, m’émeut et me nourrit que cet ouvrage, peut-être, approche quelque chose de l’existence de ceux que je fais figurer dans ses pages.


Pourtant tu utilises à plusieurs reprises la prosopopée. N’est-ce pas pour donner la parole à ces morts ? Dont tu fais entendre la voix qui monte de dessous terre. 

Oui, la prosopopée est une figure intéressante pour un poète. C’est-à-dire une personne qui fait de la parole un acte de création. Mais ce ne sont pas vraiment des morts qui parlent à travers ces prosopopées dont la nécessité s’est imposée d’elle-même au cours de mon travail d’écriture. C’est une part bien vivante de ma propre imagination éprouvant peut-être en profondeur cette succession ininterrompue de pertes auxquelles nous soumet le travail corrosif du temps. 

J’ai perdu enfance. Et jeunesse. Et le monde qui leur était lié. Me voici près de cesser. C’est de cela certainement que se nourrit l’approche que je fais de ces destins broyés qui m’offrent la figure historique, violente, cruellement exacerbée, de cette expérience de vivre qui est bien celle, je pense, de tout un chacun.

Et puis, de même que j’ai utilisé dans mon livre précédent le « Il » pour, comme l’écrit Barthes pouvoir parler de moi comme d’un peu mort et me décoller de moi-même ou de mes moi de surface, le « nous » ici  m’a permis de faire l’expérience d’autre chose, d’une autre forme d’altérité. Et de pouvoir parler de la vie non plus de l’intérieur d’elle-même, dans sa jouissance, si je puis dire, pleine et entière, dans sa totale et sauvage imprévisibilité, hors temps, mais de l’extérieur, dans le sentiment profond plutôt de sa précarité et dans la perspective aussi d’en être bientôt peut-être définitivement privé.

Est-ce cela donc que tu veux dire quand tu dédies l’un de tes poèmes aux enfants qui ne sont pas nés des soldats de Craonne ?

Avec les jeunes de Calais à la Main de Massiges
Je ne sais. Craonne, la découverte du vieux village de Craonne et de toute l’histoire du Chemin des Dames que m’a raconté mon amie Gisèle Bienne en m’amenant sur les lieux m’a profondément saisi, troublé. J’y suis retourné, dans le cadre d’un projet soutenu par la Mission du Centenaire, accompagné de toute une classe de terminales du lycée Berthelot de Calais et j’ai pensé alors qu’au nombre de ceux qui, là, avaient trouvé la mort, il fallait ajouter tous ces enfants qu’ils n’avaient pu avoir et les enfants de ces enfants… Et que nous qui vivons, nous vivons non pas en lieu et place de tous ceux qui sont morts mais dans l’absence de tous ceux qui auraient pu aussi, être là. À nos côtés. Dans cette pensée, la mort n’est plus simplement néant. Elle devient présence. La présence sensible tout au fond d’une absence !

Tu dis absence mais je trouve que l’ensemble de ton recueil, à la manière de toutes ces fleurs que tu énumères à la fin, a quelque chose quand même non de déprimant mais d’essentiellement dynamique. De jaillissant. Comme cette couverture d’ailleurs due à la peintre et graveuse  Marie Alloy qui évoque aussi bien des tirs et des éclatements d’obus que le bouquet final d’un feu d’artifice.

Cimetière de Craonnelle
C’est ça. Marie m’a confié une série de gravures après avoir lu le texte. Et celle qui figure sur la couverture m’a paru être la plus à même de s’accorder avec la tonalité générale du livre. Car même si comme le dernier texte qui le compose dit bien que nous allons disparaître, cesser, que nous deviendrons petit à petit figures de plus en plus grossières puis totalement oubliées dans la mémoire que certains conserveront de nous, l’ensemble du livre ne cherche pas à faire pencher ses lecteurs du côté de la mort. Il cherche l’inverse. À refaire passer la mort du côté de la vie. Comme le fait Apollinaire avec ses poèmes trop souvent mal compris de Mon dieu que la guerre est joli ! Comme ces morts du cimetière de Craonnelle qui dans mon livre « grimpent sous la terre leur butte sans fusil » ! Ainsi les titres de la dernière partie, sous-titrée conjugaisons, sont-ils composés de verbes à l’indicatif. Si elle me semble très marquée par l’expérience de la perte et de la séparation, toute ma poésie va dans le sens d’un effort au contraire de conjugaison. Des vivants et des morts. Du passé et du présent. Des arts entre eux. Des formes poétiques aussi héritées du passé et des formes d’aujourd’hui qui s’inventent. 


D’où l’idée du bouquet. Qui compose. Rassemble. Et aussi magnifie. Même s’il s’agit comme ici d’éléments ordinaires. Des fleurs ordinaires mais parmi les plus précieuses de la vie. Dont la guerre comme toutes les formes de mal visant à détruire les hommes peut à chaque instant nous déposséder.

Justement, ces formes, parlons-en. Ton recueil comporte 3 parties dont on voit clairement qu’elles empruntent des formes assez différentes les unes des autres. Certaines pages usant d’ailleurs de façon allusive du calligramme. Vers longs, versets, vers courts. Rythmes fondamentaux classiques, à caractère pairs, rythmes parfois plus contemporains à caractère impairs… Coupes ne respectant pas toujours les rythmes syntaxiques, usage irrégulier et parfois même impressionnant du blanc… Pourquoi dans un ouvrage somme toute aussi court avoir cherché une telle diversité ? 

Il est difficile de répondre sur le fond à une telle question. Par ailleurs totalement légitime. C’est par la forme que le poème atteint ou n’atteint pas la sensibilité de ses lecteurs. Et la forme en poésie contient aussi ce qu’on appelle le fond : c’est –à-dire non pas le discours qui pourrait la traduire, la réduire en idées, mais le jeu profond de ses thématiques et de ses connotations mentales.

D’abord, un bouquet est une composition florale faite d’éléments souvent disparates que le fleuriste – l’artiste en principe du bouquet – cherche à harmoniser en un tout  produisant une impression agréable. Tu remarqueras sans doute que si chacun des poèmes qui forment mon bouquet présente une  apparence singulière, comme étaient singuliers chacun des hommes à qui ils sont généralement dédiés, le titre des 3 sections composent une phrase unique, comme composaient déjà une seule et même phrase ces 3 ouvrages précédents qu’étaient Compris dans le paysage, avec la terre au bout, parmi tout ce qui renverse.

Unité et diversité donc. C’est un autre aspect pour moi de cette conjugaison des différences et des contraires à quoi s’emploie, comme je pense toute forme vitale d’art, ma poésie. Je pense en particulier ici à cet extraordinaire ballet que j’ai pu voir hier d’Anne Teresa De Keersmaeker, Rain, sur une musique de Steve Reich.

Mais le fait d’associer ici des formes pas toujours éclatantes de nouveauté et de faire se conjuguer sur peu de pages certaines étapes de l’histoire de la poésie depuis le début du siècle dernier, sans compter de la mienne propre puisque plusieurs de ces textes ont été écrits il y a bien longtemps, m’a paru de nature à pouvoir inscrire mon recueil dans la profondeur de temps nécessitée par le thème même que j’y mets en avant. Et comme j’ai pu l’écrire ailleurs tout cela correspond assez bien au besoin de faire ici résonner la voix dans l’espace non d’une époque fugace, oublieuse et légère mais d’un temps moins mobile ingrat et volatil. 

Non. La poésie ne peut concurrencer le réel. Ni se donner pour ambition de le dire au plus près. Au plus juste. Le réel est par définition toujours fuyant. Inaccessible. On ne ressuscitera pas les morts. Mais la poésie ne  doit pas non plus leur tourner le dos. Se perdre en jeux artificiels. Sa vocation, c’est d’éprouver sa part de monde, à travers un langage. Lui ajouter ainsi des dimensions nouvelles. Ressusciter aussi ses dimensions perdues. S’opposer à tout amoindrissement d’être. 

C’est la raison profonde sans doute de ce Bouquet

Avant de nous quitter j’aimerais te poser une ultime question. Tu as été publié par des éditeurs reconnus que pas mal de poètes, j’imagine, pourraient t’envier. Pourquoi avoir choisi de publier ce texte aux éditions LD qui ne sont qu’une petite structure associative sans grande diffusion.

Site de la Ferme de Navarin



Tu sais, quel que soit l’éditeur, la diffusion de la poésie reste infiniment confidentielle. On ne parle pas ici de milliers de lecteurs mais au mieux de quelques centaines et  dans la plupart des cas de dizaines. Je sais que le passage par  certains éditeurs vaut légitimité. Mais cette légitimité de pouvoir se considérer socialement, artistiquement comme poète, il me semble que mes quelques ouvrages passés me l’ont objectivement conférée. Pour tout te dire j’ai envoyé ce texte à 3 petites maisons d’édition avec lesquelles je pensais que j’aurais pu avoir plaisir à travailler. Deux d’entre elles, très jeunes n’ont pas de bien riches catalogues mais font de vraiment beaux livres et j’avoue que le jeune vieux poète que je suis, aurait bien aimé faire exister ce livre au contact de plus neuves générations. Hélas. Dans les deux cas il m’a été plus ou moins gentiment répondu que le thème dont je traitais à savoir pour ces maisons, la guerre 14, ne les intéressait pas. Comme si ce qui faisait un livre de poésie était cela. Comme si c’était un livre sur la guerre que j’avais vraiment réalisé ! D’ailleurs je ne crois pas que ces jeunes gens aient fait l’effort réel et difficile de me lire. Je sais par expérience combien l’attention qu’on porte aux livres qu’on reçoit est rare. ET comment le regard qu’on porte sur eux peut être a priori biaisé par toutes sortes de considérations qui font qu’on ne saura pas l’accueillir.

De ce fait je me suis sans chagrin résolu à le publier par moi-même. Dans la petite structure que nous avons créée pour justement accompagner ces actions de rencontres en milieu scolaire qui nous sont chères et dont l’écriture de ce texte est en partie, comme je l’ai dit plus haut, issue. Dès le mois d’avril j’entame avec un grand lycée du Nord toute une série de rencontres dont le projet est justement de travailler sur ce livre avec les jeunes dans l’optique de leur préparation à l’épreuve de français. Je ne doute pas que d’autres établissements suivront. Et cela ne m’empêchera pas d’adresser à qui voudra bien encore ce texte. Que j’imagine certains de mes amis qui peut-être l’apprécieront relaieront auprès d’un certain nombre de leurs amis hors de toute structure marchande. 

Ainsi vit pour moi le poème. Ainsi vit la poésie. De rencontre en rencontre. De personne à personne.  Dans la proximité des désirs. L'écoute. Et l’intelligence durable, sans doute assez rare encore aujourd’hui, de ce besoin de monde et de parole qui au fond nous relie.

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