J’aime et je l’ai dit à de nombreuses reprises tout ce
qu’écrit Christiane Veschambre. J’aime aussi sa personne. Et je ne saurais trop
recommander à ceux qui ne l’auraient pas encore vraiment fait, de prendre le
temps de lire Basse langue, livre qui portant
en apparence sur la lecture, plonge en fait assez douloureusement au coeur de
toute l’expérience intime que peut avoir une femme de ce qui l’a mise au monde
non comme structure close délimitée par un moi connaissable, mais comme puissance
d’accueil, toute nourrie de ses manques et de ses incertitudes profondes.
Et c’est pour moi un plaisir que de retrouver cette fois, dans
le petit livre qu’elle vient de faire paraître aux éditions Isabelle Sauvage,
ce personnage d’Écrire dont elle fait
ici son héros ou comme le dit le sous-titre, un caractère, insistant ainsi sur la nature profondément vitale et
inappropriable de tout acte vraiment authentique de création.
Sortant de la belle découverte du Carnet sans bord de Lili Frikh dont je me réjouis de la future
sélection pour le Prix des Découvreurs 2018-19, tant je crois il a de choses à
faire comprendre et saisir aux jeunes qui s’y intéresseront, je ne puis
m’empêcher de souligner à quel point notre poésie a de la chance de pouvoir
toujours compter sur des auteurs, qui, par-delà les différences de génération,
de formation et les spécificités de leur sensibilité, font preuve d’une
semblable compréhension de ce qui, dans l’écriture, tente de relier la parole à
la vie et travaille avant tout, non à produire des ouvrages, composer au
passage de belles ou de jolies phrases, mais à ouvrir des chemins, et, sans non
plus chercher à faire moderne ou mode, à libérer en soi ces forces qui
largement nous dépassent. Comme un appel exaspéré à l’existence hors bornes. Toujours plus intensément frôlée.
EXTRAITS
Deux ou trois pages
suffiront, j’imagine, à donner envie à tous ceux qui se piquent de création ou
voudraient tout simplement en savoir plus sur ce mystère d’écrire, de découvrir
par eux-mêmes le livre de Christiane Veschambre.
Voici :
Écrire n'a pas
d'objet.
À la question:
«qu'est-ce que vous écrivez ? », on ne sait pas répondre. On répond n'importe
quoi, et on pourrait répondre: «n'importe quoi». Il n'importe le quoi d'Écrire,
qui n'a pas d'objet identifié à saisir pour se compléter : il secrète son
monde, qui n'existe pas avant. Écrire n'est pas intransitif mais ce à quoi il
permet la traversée n'est pas déjà répertorié. N'est pas un objet - même
inédit. C'est un accès de vie, en langue, qui file entre les doigts de qui veut
le rapporter - le rapporter aux lieux connus de stockage: thème, genre,
sujet, histoire.
Écrire n’a pas
(besoin) de moi.
Il passe par moi
pour me déloger. Pousses-toi de là que je m’y mette.
Ou peut-être est-ce
quand on a déjà fait de la place qu'il se pointe. Par exemple, sous irruption
de l'Émotion, ça déménage. Et dans ce tremblement de force majeure, les couches
superficielles se fissurent, s'ouvrent des crevasses, ou un puits, un tunnel de
taupe (on s'est retrouvé cul par-dessus tête sur la motte soulevée), par où
guette Écrire qui n'apparaît qu'avec l'exercice du plus singulier, du rigoureusement
subjectif - ceux du sujet, de solitude, qui échappe lorsque j’écris avec
moi.
Écrire cherche à me
traverser d'une puissance – « la puissance d'un impersonnel qui n'est
nullement une généralité, mais une singularité au plus haut point», comme l'écrit
Gilles Deleuze. Aussi, moi délogé (il est là, à côté), je peux dire on. On peut
aussi dire je, qui n'est plus la parole de l'individu repérable, il est, par
exemple, la voix d’une « disposition subjective infiniment secrète »
- c’est encore Gilles Deleuze qui l’écrit.
(Écrire est moqueur.
Se moque des livres écrits avec un moi confortablement logé, bien meublé,
accueillant et séduisant, ayant à sa disposition toutes sortes de ressources,
culture, habileté, expérience technique, idées, musicalité, ou toute autre
capable de composer un livre à son tour bien logeable. Si Écrire passe devant,
il regarde son costume et rit.)
Pages 22 à 24
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