À quoi se mesure l’importance ou
la nécessité d’une œuvre ? Et d’ailleurs à quoi bon mesurer ?
Étalonner. Classer. Toujours hiérarchiser. Difficile quand même de négliger le
fait qu’il existe des œuvres qui par l’ouverture de l’intelligence sensible qui
préside à leur écriture, excèdent, par la profondeur des questions et l’importance
des éléments qu’elles convoquent, l’attention toute relative que méritent la plupart des
petites combinaisons poético-narcissiques par lesquelles certains parviennent à
faire malgré tout illusion.
Galerie montagnaise, du béarnais Didier Bourda, est justement de
ces livres majeurs qui, sans renoncer en rien à la nécessité de dire ses quatre
vérités à notre triste époque, présente aussi la féroce ambition de redonner à
la poésie quelque chose de la magie profonde, de la nécessité vitale, du lien
originel aussi, qu’au sein de sociétés depuis longtemps disparues, elle
entretenait avec le monde.
Évoquant un peuple des régions
subarctiques de l’est du Québec et du Labrador, autrefois appelé « Montagnais-Naskapis » aujourd’hui
plus souvent désigné par le terme d’ «Innus »,
l’ouvrage de Didier Bourda – et c’est ce qui justifie dans le titre l’emploi
polysémique du mot « galerie »
- tente à la fois de s’ouvrir un passage
vers ce qu’on pourrait appeler l’esprit de cette nation colonisée par la France
au début du XVIIème siècle, de nous exposer certaines des coutumes
que ses membres sont parvenus à préserver, tout en s’efforçant de nous
découvrir les dures réalités auxquelles le monde occidental qui ne les supporte
qu’en tant qu’éléments de folklore, les oblige à se confronter.
Sans doute ne sera –t-il pas pour tout le
monde aisé d’entrer dans ce livre qui déclare « parier sur épaisseur nouvelle du poème ». Et qui, articulant
toute une série de plans : géologique, géographique, topographique,
ethnologique, anthropologique, politique, sociologique, historique,
linguistique, sémantique, onomastique,
stylistique, technologique, que sais-je encore… entreprend moins de transcrire dans
le cadre rassurant de notre logique cartésienne, l’étrangeté de l’univers
particulier dont il cherche à rendre compte, qu’à forcer notre esprit, par le
jeu des images et des déroutantes associations auxquelles il procède, à
déchirer son propre filet mental.
C’est en gascon, basque et béarnais,
porté par cet « amor de lonh »
chanté par le poète-troubadour et ancien Prince de Blaye, Jaufré Rudel que
Didier Bourda nous entraîne vers ces terres lointaines où il retrouve aussi les
traces d’un autre de ses compatriotes, le Baron de Lahontan qui le premier dans
notre langue rendit compte de ses voyages parmi les Montagnais. Et c’est tout
particulièrement sensible à l’importance et aux divers statuts des langues s’il
remarque par exemple la façon dont le basque aura pu se fondre à l’intérieur
des parlers autochtones, qu’il dénonce la façon dont les langues du pouvoir qui
sont aujourd’hui « Langues
noires administratives juridiques et financières » portent
atteinte aux « langues premières
hébétées » provoquant comme il l’écrit « ce manque de mots dans la mémoire de l’Amérique : ours – caribous
– espèces – nutriments. » Raison pour laquelle il importe, nous
dit-il, d’apprendre à reparler « les
langues normales du poème : le langage des animaux ».
Ce langage des animaux ou du
moins cette relation privilégiée du poète à l’animal qui reste la marque des
sociétés qui sont parvenues à ne pas se couper radicalement de la nature,
apparaît ainsi très fortement dans les textes de Bourda qui, s’accompagnant,
dans l’une des dernières parties de son livre d’une suite d’extraits du Journal sénéca du grand poète américain
Joseph Rothenberg, découvre qu’: « il
y a un chasseur dans [sa] langue c’est-à-dire une phrase qui avance dans la
puissance obligatoire des lettres de [son] nom posée sur un castor ».
Avant de se déclarer, dans la plus pure tradition de la pensée
chamanique, vautour, puis saumon.
Mais là n’est pas le seul intérêt
de ce livre qu’il importe de ne pas prendre trop vite pour une variation
labradorienne des ouvrages sur les indiens yakis du jeune Carlos Castaneda qui
eurent leur petit succès auprès des milieux contestataires des années 60 et 70.
Car il y a chez Didier Bourda tout un travail d’écriture et de réflexion sur la
langue, la poésie et les cultures qui conduit le lecteur à faire réellement
dans ses textes l’épreuve d’une pensée non plus segmentée, atomisée,
disjonctive mais profondément reliée, reliante, ou pour le dire autrement holiste,
par quoi il se rattache à une certaine poésie qui se veut poésie du monde, non
plus simplement du moi et puis autour, des choses toujours plus fractionnées,
émiettées, parcellaires.
« La propre définition de ta parole te sèche en ton propre charbon,
disent-ils. // Le français brûle ici sa structure de bouleau. // Le parti du
poème avance le dernier argument de son canot d’écorce. // Des lanières de
frêne fendent le nom des Michaud, Levasseur, Malenfant, Desjardins, dans le
sens de la longueur qui est aussi celui d’une racine. […] Rien ne contient
le creux du lit qui te promène / de rivière à poème/ de poèmes à peaux/ portage
Iroquois.// Nommer un peuple : Franco, Cannuck, Blanc ? // Eux :
Non-autochtone ! Innu, Sénéca, Malécite, Iroquois, tu le seras
jamais ! »
Alors sans doute qu’on ne partage
jamais complètement une expérience. Qu’on n’entre jamais totalement dans le
grand ailleurs qui pourtant nous attire. Mais le but n’est pas là. « Le but est de freiner la marée des douleurs
et des humiliations. ». Et c’est le privilège aussi de ce langage
qu’on appelle poésie d’œuvrer à nous restituer comme une part des dimensions
que nous avons perdues. Ou plutôt, dont le monde auquel nous appartenons nous
aura dépouillé comme il l’aura fait dans les
internats du génocide, de l’Indien-tué
dans-l’enfant de Sept-Iles ou Pointe-Bleue en tentant de le priver de sa
langue. Puis en rendant impossible le
nomadisme. En limitant les possibilités de chasse. Le droit de pêche. En
recouvrant les pistes immémoriales de rails et d’autoroutes. En saccageant les
territoires pour mieux en exploiter les richesses minières. En promouvant pour
finir, en place et lieu des contes, des mythes et des paroles qui rassemblaient
et renforçaient les communautés, la grande jacasserie télévisée.
« Avec économie, emploi, jeunesse, progrès/ viendront aussi les mots qui
ne composent plus les baies les lacs et les rapides », prophétise l’indien
réagissant à la brutale mainmise de la Société HydroQuebec sur les terres de
ses ancêtres.
On le voit : le livre de
Didier Bourda, qui vient enrichir le catalogue déjà bien fourni et important
des éditions LansKine, est beaucoup plus qu’un livre. C’est un souffle. Un
regard grand-ouvert. Un geste de survie. Un travail nécessaire.
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