jeudi 15 février 2018

DÉCHIRER NOTRE FILET MENTAL. GALERIE MONTAGNAISE DE DIDIER BOURDA.



À quoi se mesure l’importance ou la nécessité d’une œuvre ? Et d’ailleurs à quoi bon mesurer ? Étalonner. Classer. Toujours hiérarchiser. Difficile quand même de négliger le fait qu’il existe des œuvres qui par l’ouverture de l’intelligence sensible qui préside à leur écriture, excèdent, par la profondeur des questions et l’importance des éléments qu’elles convoquent, l’attention  toute relative que méritent la plupart des petites combinaisons poético-narcissiques par lesquelles certains parviennent à faire malgré tout illusion.


Galerie montagnaise, du béarnais Didier Bourda, est justement de ces livres majeurs qui, sans renoncer en rien à la nécessité de dire ses quatre vérités à notre triste époque, présente aussi la féroce ambition de redonner à la poésie quelque chose de la magie profonde, de la nécessité vitale, du lien originel aussi, qu’au sein de sociétés depuis longtemps disparues, elle entretenait avec le monde.  



Évoquant un peuple des régions subarctiques de l’est du Québec et du Labrador, autrefois appelé « Montagnais-Naskapis » aujourd’hui plus souvent désigné par le terme d’ «Innus », l’ouvrage de Didier Bourda – et c’est ce qui justifie dans le titre l’emploi polysémique du mot « galerie » -  tente à la fois de s’ouvrir un passage vers ce qu’on pourrait appeler l’esprit de cette nation colonisée par la France au début du XVIIème siècle, de nous exposer certaines des coutumes que ses membres sont parvenus à préserver, tout en s’efforçant de nous découvrir les dures réalités auxquelles le monde occidental qui ne les supporte qu’en tant qu’éléments de folklore, les oblige à se confronter.


 Sans doute ne sera –t-il pas pour tout le monde aisé d’entrer dans ce livre qui déclare « parier sur épaisseur nouvelle du poème ». Et qui, articulant toute une série de plans : géologique, géographique, topographique, ethnologique, anthropologique, politique, sociologique, historique, linguistique, sémantique,  onomastique, stylistique, technologique, que sais-je encore… entreprend moins de transcrire dans le cadre rassurant de notre logique cartésienne, l’étrangeté de l’univers particulier dont il cherche à rendre compte, qu’à forcer notre esprit, par le jeu des images et des déroutantes associations auxquelles il procède, à déchirer son propre filet mental.


C’est en gascon, basque et béarnais, porté par cet « amor de lonh » chanté par le poète-troubadour et ancien Prince de Blaye, Jaufré Rudel que Didier Bourda nous entraîne vers ces terres lointaines où il retrouve aussi les traces d’un autre de ses compatriotes, le Baron de Lahontan qui le premier dans notre langue rendit compte de ses voyages parmi les Montagnais. Et c’est tout particulièrement sensible à l’importance et aux divers statuts des langues s’il remarque par exemple la façon dont le basque aura pu se fondre à l’intérieur des parlers autochtones, qu’il dénonce la façon dont les langues du pouvoir qui sont aujourd’hui « Langues noires administratives juridiques et financières » portent atteinte aux « langues premières hébétées » provoquant comme il l’écrit « ce manque de mots dans la mémoire de l’Amérique : ours – caribous – espèces – nutriments. » Raison pour laquelle il importe, nous dit-il, d’apprendre à reparler « les langues normales du poème : le langage des animaux ».


Ce langage des animaux ou du moins cette relation privilégiée du poète à l’animal qui reste la marque des sociétés qui sont parvenues à ne pas se couper radicalement de la nature, apparaît ainsi très fortement dans les textes de Bourda qui, s’accompagnant, dans l’une des dernières parties de son livre d’une suite d’extraits du Journal sénéca du grand poète américain Joseph Rothenberg, découvre qu’: « il y a un chasseur dans [sa] langue c’est-à-dire une phrase qui avance dans la puissance obligatoire des lettres de [son] nom posée sur un castor ». Avant de se déclarer, dans la plus pure tradition de la pensée chamanique, vautour, puis saumon.


Mais là n’est pas le seul intérêt de ce livre qu’il importe de ne pas prendre trop vite pour une variation labradorienne des ouvrages sur les indiens yakis du jeune Carlos Castaneda qui eurent leur petit succès auprès des milieux contestataires des années 60 et 70. Car il y a chez Didier Bourda tout un travail d’écriture et de réflexion sur la langue, la poésie et les cultures qui conduit le lecteur à faire réellement dans ses textes l’épreuve d’une pensée non plus segmentée, atomisée, disjonctive mais profondément reliée, reliante, ou pour le dire autrement holiste, par quoi il se rattache à une certaine poésie qui se veut poésie du monde, non plus simplement du moi et puis autour, des choses toujours plus fractionnées, émiettées, parcellaires. 


« La propre définition de ta parole te sèche en ton propre charbon, disent-ils. // Le français brûle ici sa structure de bouleau. // Le parti du poème avance le dernier argument de son canot d’écorce. // Des lanières de frêne fendent le nom des Michaud, Levasseur, Malenfant, Desjardins, dans le sens de la longueur qui est aussi celui d’une racine. […] Rien ne contient le creux du lit qui te promène / de rivière à poème/ de poèmes à peaux/ portage Iroquois.// Nommer un peuple : Franco, Cannuck, Blanc ? // Eux : Non-autochtone ! Innu, Sénéca, Malécite, Iroquois, tu le seras jamais ! » 


Alors sans doute qu’on ne partage jamais complètement une expérience. Qu’on n’entre jamais totalement dans le grand ailleurs qui pourtant nous attire. Mais le but n’est pas là. « Le but est de freiner la marée des douleurs et des humiliations. ». Et c’est le privilège aussi de ce langage qu’on appelle poésie d’œuvrer à nous restituer comme une part des dimensions que nous avons perdues. Ou plutôt, dont le monde auquel nous appartenons nous aura dépouillé comme il l’aura fait dans les internats du génocide, de l’Indien-tué dans-l’enfant de Sept-Iles ou Pointe-Bleue en tentant de le priver de sa langue.  Puis en rendant impossible le nomadisme. En limitant les possibilités de chasse. Le droit de pêche. En recouvrant les pistes immémoriales de rails et d’autoroutes. En saccageant les territoires pour mieux en exploiter les richesses minières. En promouvant pour finir, en place et lieu des contes, des mythes et des paroles qui rassemblaient et renforçaient les communautés, la grande jacasserie télévisée. 


« Avec économie, emploi, jeunesse, progrès/ viendront aussi les mots qui ne composent plus les baies les lacs et les rapides », prophétise l’indien réagissant à la brutale mainmise de la Société HydroQuebec sur les terres de ses ancêtres. 


On le voit : le livre de Didier Bourda, qui vient enrichir le catalogue déjà bien fourni et important des éditions LansKine, est beaucoup plus qu’un livre. C’est un souffle. Un regard grand-ouvert. Un geste de survie. Un travail nécessaire.

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