Chacun à notre place nous sommes les acteurs de la vie littéraire de notre époque. En faisant lire, découvrir, des œuvres ignorées des circuits médiatiques, ne représentant qu’une part ridicule des échanges économiques, nous manifestons notre volonté de ne pas nous voir dicter nos goûts, nos pensées, nos vies, par les puissances matérielles qui tendent à régir le plus grand nombre. Et nous contribuons à maintenir vivante une littérature qui autrement manquera à tous demain.
lundi 27 janvier 2020
mercredi 22 janvier 2020
ÉCRIRE POUR DÉPLOYER LA VIE: Les amours suivants de Stéphane Bouquet
F. Bacon, In memory of George Dyer, panneau central |
Transformation d'une forme de vie en une forme de langage et
transformation d'une forme de langage en une forme de vie, comme l'affirmait du
poème le regretté Henri Meschonnic, c'est ce qu'exemplairement le lecteur
pourra voir s'accomplir dans l’ouvrage de Stéphane Bouquet, Les amours
suivants. Car c'est avant tout l'incessant mouvement le portant de sa vie à
la parole et de sa parole à la vie qui anime et génère le fond d'invention
constamment émouvant des livres de ce poète.
De la vie, Les amours suivants tentent, au
moyen de formes à la fois variées et supérieurement désinvoltes, de retenir le calendrier
disparate et d'une certaine façon pittoresque d'un quotidien principalement
urbain fait en grande partie de déplacements dans divers lieux plus ou moins
éloignés du monde, avec leurs spectacles très actuels de rues, de métros, de
passants dont la "fugitive beauté", comme aurait dit
Baudelaire, constitue à l'occasion "un dangereux débarquement
d'espérance". Et parce que ce livre se place, de par son titre ainsi
que par le choix dans sa première section du sonnet, certes très librement
modernisé, sous le signe de notre bonne vieille lyrique amoureuse, c'est cette
existence là, l'amoureuse, cette intensité là, cette bouleversante
présence/absence là, que l'auteur, à sa manière, plurielle, affranchie de toute
convention, cherche aussi à saisir.
Dans un
entretien avec Frank Smith, Stéphane Bouquet affirme que poésie et désir
sont pour lui exactement la même chose. Que la poésie, "c’est l’espérance
que le monde est là et qu’il va nous laisser entrer, venir. Ou qu’il va venir
en nous, entrer". "Une activité de dé-solitude".
C'est ainsi que la suite nombreuse des amours composites évoqués tout au long
des pages dans leur crudité parfois de notations les plus charnelles, ne doit
être compris que comme la forme métonymique, intimement vécue certes, d'un
appétit de relation plus large, débordant, avec le présent toujours renouvelé
du monde. Dont la façon de se donner comme de se dérober, d'excéder notre
capacité à tout retenir provoque chez le poète aussi bien l'élégie, le thrène,
l'hymne... Encore que chez Bouquet qui répugne à l'éloquence, ces formes ne
s'expriment que sous le couvert d'une parole qui pour être toujours inventive et
parfois déconcertante reste fondamentalement triviale, communicante, au sens où
elle ne cherche à aucun moment à s'affirmer pour elle même. Mettre en avant le
ça aux dépends maladroits de l'être.
Que l'on soit à Taipei, Brooklyn, Berlin ou simplement à
Paris, en compagnie d'un amant turc, cubain ou taïwanais..., gentiment repoussé
par un autre devant un film de Michael Winterbottom, branché sur Facebook ou
Youtube ou se parlant à soi-même à la seconde personne du féminin dans les
salles désertes du château de Sans-souci, c'est toujours "la mort
éparpilleuse" qui finalement tire dans l'ombre les ficelles de notre
mutable et mal pérenne condition. Elle qui bloque sur 18, 13, 15, 19 ... le
nombre d'années vécues par ces adolescents gays suicidés que l'auteur énumère
dans l'une des plus belles suites du livre. Alors s'il faut qu'on meure, et
vite, faut-il vraiment toujours, comme le réalise Madame de Mortsauf, que
Bouquet cite sans doute à partir d'un texte de Pierre Michon tiré du Roi
vient quand il veut consacré aux Vies minuscules, mourir
en ayant trop peu vécu ? Sans être "jamais allé chercher quelqu'un sur
la lande" ?
Et c'est bien parce que tout ne doit pas finir déjà dans
la mort, qu'il est de plus en plus apparemment nécessaire pour Bouquet de
multiplier en lui, autour de lui, les preuves d'existence. En fabriquant par
exemple à partir du toucher amoureux "l'utopie provisoire qu'il y a
dans la société des gestes " En faisant que la poésie très
simplement vienne pour nous, "voler les choses à l'absence ".
Nous conduise dans le bruit de notre "enfance intérieure/ qui crépite
toujours plus fort […] vers les demains défatigués ".
Car amour, poésie ne relèvent ici que d'une seule morale : "fais ce que
déploie la vie". Une double éjaculation. Qui ne répugne à aucun
bavardage. Aucune trivialité. Quitte à choquer les lecteurs. Et pas
nécessairement les plus prudes. Car "nul/ son n'est dissonant qui nous
parle de vivre ".
Certes, l'amour, la poésie, ne sont au fond que de petits
miracles. Précaires. Imparfaits. Le langage ne marche pas pour de vrai. L'autre
qu'on aura aimé finira sans doute par "devenir anonyme dans le t/
apostrophe de l'expression je t'aime " : les pronoms ne
conservant pas la forme des visages. Et pas certain que le poète qu'on est
parvienne, à la différence de celui qu'on rêve, d'atteindre à "la
grande écriture lisible par les arbres/ aussi et par la société des bêtes ".
N'empêche que les bulletins de survie que
constituent les poèmes, équipés qu'ils sont "pour saisir le moindre
frisson", avec leur "cliquetis de mots jeté/ parmi la
poussière noire", leurs merveilleux néologismes, constituent autant de
propositions n'attendant qu'à se nouer à l'imaginaire propre du lecteur. Un
lecteur "électro-compétent" qui serait, comment dire, capable
de se brancher sur la même source d'intensité, musicalisée, résonnante, que le
poème. Attendant la même chose du monde. Comme un surcroît dans le soir de
lumière. Un luxe un peu moins désuni ou mieux relié d'être.
Une façon, à la fin, de se sentir, peut-être et malgré tout
- c'est le tout dernier mot du livre - ensemble. Suffisamment
ensemble.
N.B. : Ce billet a été publié pour la première fois le jeudi 7 novembre 2013
lundi 20 janvier 2020
PRATIQUER AUTREMENT LA LECTURE : POUR UN VAGABONGAGE
Publié à l'origine en 2013, sur mon ancien blog, je crois intéressant de reprendre ici cet article destiné à conforter chacun dans ses pratiques de lecture, libres et vagabondes. Ainsi qu'à recommander aux enseignants de lettres de se délivrer autant que possible des grilles artificielles d'analyse que l'institution, en particulier à l'époque, s'ingéniait à leur faire adopter. On pourra compléter la lecture de cet article par ma présentation du livre nécessaire de Marielle Macé Styles qui viendra élargir et approfondir cette réflexion.
Il y a quelque chose du cheminement curieux, aventureux, profondément
passionnel, mis en oeuvre par la découverte en voyage d'une ville étrangère,
dans la lecture du texte littéraire. Principalement du texte poétique, cet
espace signifiant, toujours un peu dépaysant qui constitue par rapport aux
pratiques bien ancrées, situables, de la communication ordinaire, un ailleurs
déroutant, remuant, de la langue.
La pédagogie des cartes, des grilles et des définitions procure aux esprits
plats l'illusoire satisfaction de parcourir le monde, tout armés de la foi en
l'existence d'un savoir objectivable qui dessinerait pour la masse
indifférenciée de leurs utilisateurs des itinéraires obligés. Passant par
toutes sortes de guides. En poésie, par les livres du maître. Le commentaire
littéraire en trois parties. La reconnaissance des figures. Des écoles. Des
monuments. Des mouvements...
Sans nier l'intérêt de la mise en valeur de repères communs,
hors desquels bien entendu, il n'y aurait plus de communication efficace et
réelle possible, il faut bien reconnaître que s'arrêter comme on le fait trop
souvent à cette approche surplombante, désincarnée, du texte poétique ne peut
donner qu'une image totalement réductrice de sa nature, de sa puissance latente
de transformation, voire de sa nécessité propre.
L'espace vivant, dynamique, du texte n'est pas celui de sa
représentation intellectuelle. Des chemins balisés. Des parcours ordonnés. De
même qu'on ne commence à connaître une ville qu'en la parcourant physiquement,
la découvrant par la marche, la vue, à coups d'égarements, de surprises, de
tours et de retours qui ne vont pas sans fatigue et parfois sans déception, on
n'entre dans un poème qu'à la condition de s'y engager vraiment. En traçant,
crayonnant, gribouillant pourquoi pas, en tout cas, inventant son propre
itinéraire. Dépendant des mouvements singuliers de sa conscience, de sa
sensibilité. " En utilisant les énoncés toujours parcellaires du texte
comme guides, certes, mais - comme l'écrit Yves Citton dans Gestes
d'humanité - en les complétant pour en constituer une image plus vive grâce
à l'apport d'informations fournies par des modèles cognitifs intériorisés, des
mécanismes inférentiels, des expériences vécues et des connaissances
culturelles, y compris tirées d'autres textes. "
Fernando Botero |
Ce qui signifie qu'il n'y a pas de terme, de terminus à
jamais arrêté de l'oeuvre. Ouverte de façon que chacun vienne y tracer son
trajet propre, elle ne peut avoir, comme le monde lui-même, que des passagers
temporaires, des lecteurs singuliers. Historiques. Auxquels l'école serait bien
inspirée d'accorder un peu d'air. Laissant à chacun la possibilité de dérouler
à l'occasion son propre fil d'Ariane, le suivre dans ses circonvolutions, ses
allées, ses venues, au lieu, croyant bien faire, d'empêcher tout vagabondage en
toujours s'efforçant d'acclimater notre inconnaissance grâce à des langages
prétendument connus.
Car si les tableaux, les cartes ont certes leur mérite, pour
ce qui est de pouvoir collectivement, socialement nous retrouver, nous situer,
l'histoire, le récit des parcours, même erratiques, apparemment incongrus, que
nous aurons effectués à l'intérieur de la matière buissonnante des espaces où
nous avons pénétré, a beaucoup à nous apprendre sur nous, sur les réalités plus
ou moins consistantes, résistantes en même temps fuyantes, des choses ( monde
et esprit bien sûr) dont nous sommes continûment pétris .
Les notes qui suivent visent à compléter le billet précédent qui
plaide pour une approche plus libre à l'école, de la lecture. Débarrassée des
grilles artificielles d'analyse. Et de sa croyance, semble-t-il toujours trop
prégnante, que le texte contient à l'intérieur de lui un sens, un sens
objectif, comme définitif, qu'il s'agirait de commencer d'abord par découvrir
et qui serait le même pour tous.
Petite citation éclairante pour commencer : nous
l'empruntons à Joseph Conrad qui écrit à propos de Marlow, le jeune officier
britannique narrateur d'Au coeur des ténèbres : " Les
contes de marins sont d'une franche simplicité, tout le sens en tiendrait dans
la coquille d'une noix ouverte. Mais Marlow n'était pas typique (sauf pour son
penchant à filer des contes) ; et pour lui le sens d'un épisode ne se trouve
pas à l'intérieur, comme d'une noix, mais à l'extérieur, et enveloppe le conte
qui l'a suscité, comme une lumière suscite une vapeur, à la ressemblance d'un
de ces halos embrumés que fait voir parfois l'illumination spectrale du clair
de lune." P. 87 de l'édition G.F. traduction de J.J. Mayoux, 1989.
Claude Simon retiendra tout particulièrement ce propos en le plaçant en
épigraphe de son tout dernier roman : Le Tramway, à côté d'une
citation tirée du Côté de chez Swann de Marcel Proust.
N'entrer dans les livres, dans le poème en particulier,
qu'à la condition de s'y engager vraiment. C'est la problématique même
aussi du savoir géographique. Alors qu'on a longtemps enseigné la géographie à
grands coups de nomenclatures, de cartes, de relations, de chiffres, de
distance... imaginant pouvoir penser scientifiquement l'espace qui nous est
donné à vivre hors du sujet vivant que nous constituons, toute la géographie
actuelle se soucie de notre relation intime, particulière avec le monde qui
nous entoure. Se développe au sein d'une véritable fréquentation de ce dernier.
Allant jusqu'à concevoir l'espace non comme un ensemble extérieur donné, figé
mais comme une pluralité possible de parcours différenciés. On lira dans
l'ouvrage de Jean-Marc Besse,
Le Goût du monde, principalement dans son dernier chapitre, Paysage,
hodologie, psychogéographie, un bel exposé des diverses avancées réalisées
dans ce domaine.
Le texte littéraire n'est en rien replié sur lui-même et
la célèbre formule de Gertrude Stein, à savoir "a rose is a rose, is a
rose..." sur laquelle s'est fondée une partie des avant-gardes
brutales de la dernière partie du siècle passé fait totalement l'impasse sur
les mécanismes effectifs de la lecture qui reposent sur des jeux complexes de
connotations dans lesquels c'est l'ensemble de la conscience, intelligence et
sensibilité liées, tout un monde de signes et de représentations plus ou moins
agissants, singulièrement orientés par une existence personnelle, qui se trouve
convoqué. "A rose" est toujours dans le moment de la lecture
bien autre chose et beaucoup plus qu'une rose. Et jamais la même pour chacun.
Et pour chacune des lectures que nous pourrons en faire.
La langue n'est pas un but en soi. Elle est une forme
complexe et bien entendu essentielle de relation de notre être avec le monde.
Mais c'est l'être ou la vie, le monde, qui sont aux deux bouts de la chaîne.
Espaces buissonnants de la lecture :
On rappellera ici les remarquables approches - qui devraient
éclairer plus d'un pédagogue sur ses pratiques - de l'historien Michel de
Certeau telles qu'il les formule dans l'Invention du quotidien (voir
dans la collection Folio Essais, l'Introduction Générale, p. XLVIII et suiv.).
Je pense à sa notion de "lecture braconnage" dont il faut bien
admettre qu'elle ne saurait se substituer à des lectures de type savant,
autorisé, mais dont il faut savoir qu'elle représente la forme la plus
naturelle, plaisante, enrichissante, inventive aussi, vitale, de relation avec
le texte. Sans du tout renier, j'insiste, l'importance des pratiques savantes,
il serait bon qu'à l'école ces dernières ne prennent pas trop vite et trop
largement le pas sur ces lectures d'appropriation, remuantes et un peu
vagabondes que le fin pédagogue devrait encourager de manière à en approfondir
et affiner les procédures.
vendredi 10 janvier 2020
ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE D’ART. LE RADEAU DE LA MÉDUSE DE GÉRICAULT.
CLIQUER POUR LIRE LE TEXTE DE P. WEISS |
« Lorsque l'incompétence et l'irrationalité,
piétinant toute décence, continuent à mettre en danger des vies de 'moindre
valeur', alors nous pouvons chercher avec une énergie et une attention accrues
la connaissance que prodigue l'art. »
Oui, le regard qu’il est légitime de porter sur les grandes
créations de l’imagination artistique ne peut s’abstraire de toute interrogation
sociale et politique. Si le tableau nous parle, en lignes comme en couleurs, en
formes et proportions, l’esprit qui le contemple a le devoir aussi de
questionner la relation qu’il entretient avec les grandes idéologies et les
divers systèmes de domination à l’œuvre dans son époque.
Le Radeau de la Méduse n’est pas seulement la
prouesse artistique d’un jeune homme de 28 ans qui s’affirme comme l’un des
peintres les plus doués de sa génération. Il est aussi pour chacun une image
dans laquelle peut se lire quelque chose de la destinée d’une société
abandonnée par ceux qui ont mission de la secourir ou de la piloter. C’est la
raison pour laquelle la grande romancière américaine que nous citons ci-dessus,
en a fait l’œuvre emblématique du travail mené par elle au Louvre en 2006, sous
le titre Etranger chez soi. On sait que cet immense tableau qui fit
l’objet de longues et méticuleuses recherches, suscita dès sa présentation au
Salon de 1819 diverses polémiques du fait de ce qu’il donnait à voir et surtout
à comprendre des effets désastreux d’un système politico-social accordant pouvoir
aux individus les moins compétents sur la foule innombrable de ceux qui, comme
on dirait aujourd’hui, ne sont rien. Cette contenance hautaine et méprisante,
qu’on appelle la morgue, bien des hommes malheureusement toujours la manifestent.
Elle fut celle de ce vicomte Duroy de Chaumareys, ce royaliste émigré et
parfait incapable, auquel fut confié le sort de la Méduse qu’ignorant les
conseils avisés de ses subalternes, il envoya s’échouer sur le banc de sable d'Arguin,
au large de la Mauritanie. Condamnant plus de cent de ses hommes dont 15
seulement survécurent, à dériver sans vivres sur un radeau, ce premier de
cordée trouva tout aussi naturel après avoir embarqué les hommes qui lui
étaient confiés dans cette catastrophique aventure, d’assurer sa survie et
celle des quelques privilégiés qui l’accompagnaient en montant, sous la
protection de la troupe, dans un des rares canots dont il avait pensé à équiper
son navire…
C’est le propre des chefs-d’œuvre de pouvoir être toujours
réinterprétés. Qui ne voit qu’aujourd’hui l’œuvre de Géricault conserve sa
capacité à alimenter nos réflexions comme à soutenir nos révoltes et nos indignations.
Et je m’étonne – sans vraiment m’étonner - que notre époque si prompte à la
commémoration ait à ce point négligé le bicentaire d’une des œuvres les plus
marquantes de l’histoire de notre peinture. Puissent les quelques pages du commentaire
éclairant qu’en donne Peter Weiss dans son Esthétique de la Résistance inciter
ceux qui les liront à ranimer en eux l’esprit de ce sombre et terrible tableau.
dimanche 5 janvier 2020
HÉROÏSME DE L’ARTISTE. LE COMBAT AVEC L’ANGE D’EUGÈNE DELACROIX.
à Dominique Tourte, valeureux maître d'oeuvre du Laboratoire Novalis
Des anges, on en voulait et en réclamait toujours plus à
l’époque. Mais c’étaient des Anges gardiens. Musiciens. Ou des annonciateurs.
Le Concile de Reims ne recommandait-il pas de « bien enseigner aux
fidèles [leur culte] et de leur apprendre tout le soutien et l’appui qu’ils ont
et peuvent trouver dans la protection et l’invocation des esprits célestes ».
Or c’est d’anges combattants, d’un ange soldat même en la personne de Saint-Michel
terrassant le Démon, ou punisseur sous les traits de la figure ailée qui
fondant du plafond s’apprête à fouetter de verges ce pillard d’Héliodore, que
Delacroix fit le choix. Afin
d’introduire « à grands traits [1]»
et pourquoi pas « avec furie [2]»
dans cette église sise au cœur d’un quartier tout encombré de boutiques proposant
au chaland leur lot criard et plâtreux de bondieusailles, des grâces
stupéfiantes qui elles, diable non, n’avaient rien de sulpiciennes.
Le Journal livre très peu d’informations sur ce Combat
de Jacob avec l’Ange qui est assurément la pièce phare des trois
compositions de Saint-Sulpice. Mais un texte daté du 1er janvier
1861 éclaire merveilleusement le climat mental qui présida chez Delacroix à
l’achèvement de son œuvre. « La peinture me harcèle [écrit-il] et
me tourmente de mille manières à la vérité, comme la maîtresse la plus
exigeante ; depuis quatre mois, je fuis dès le petit jour et je cours à ce
travail enchanteur, comme aux pieds de la maîtresse la plus chérie ; ce qui me
paraissait de loin facile à surmonter me présente d’horribles et incessantes
difficultés. Mais d’où vient que ce combat éternel, au lieu de m’abattre, me
relève, au lieu de me décourager, me console et remplit mes moments, quand je
l’ai quitté ? Heureuse compensation de ce que les belles années ont emporté
avec elles ; noble emploi des instants de la vieillesse qui m’assiège déjà de
mille côtés, mais qui me laisse pourtant encore la force de surmonter les
douleurs du corps et les peines de l’âme. »
Le thème du combat de l’artiste avec l’art est un thème
infini. Qu’on remonte ou non au célèbre défi, rapporté par Pline, que le
peintre Zeuxis lança à son confrère Parrhasios, force est de reconnaître que
l’artiste se confronte toujours à la résistance que lui opposent aussi bien les
formes que bien entendu la matière. Pour ne rien dire des préjugés et des
prescriptions de son temps. Qu’il veuille soit imiter la Nature, soit atteindre
quelque Beau idéal, voire plus romantiquement « plonger dans l’Inconnu
pour trouver du nouveau », l’artiste est un athlète de la pensée, du
sentiment, qui doit toujours pousser plus loin sa technique, exalter toujours
davantage les ressources de son imagination. L’artiste est un être d’exigence
et de dépassement. Nul sans doute mieux que Baudelaire dans Le Confiteor de
l’artiste (1869) n’aura exprimé le caractère douloureux de cette condition
qui n’offre à ses yeux d’autre issue que la certitude tragique de la défaite.
Rien de tragique toutefois chez Delacroix. Pour qui l’art n’est
avant tout qu’empoignade. Mobilisation d’énergie en vue de faire sortir de soi
le meilleur de soi-même. Certes, dans sa perspective, l’artiste s’affronte à
des forces, des résistances qui de loin le dépassent. Mais de cet affrontement qui
lui coûte ses forces naît, après-coup, comme un surcroît en lui de jouissance.
Lui rendant quelque chose comme une autre plénitude de l’être. C’est ainsi qu’à
la différence du démon ou d’Héliodore terrassés par les puissances supérieures
du Ciel, son Jacob qui n’est venu ni pour faire main-basse sans effort sur des
richesses qui ne lui appartiennent pas ou répandre autour de lui le Mal, se
verra reconnu comme digne de son adversaire. Qui fera de lui finalement son
élu.
Dès lors tout sur l’humide paroi sur laquelle elle éclate fait
à Saint-Sulpice advenir un hymne à la Peinture. Jacob peut bien toujours
figurer quelque grande et obscure révélation divine, il n’en représente pas
moins avant tout, l’obstination du peintre qui jamais ne se décourage jusqu’au
moment où le jour se levant, sa création à son tour, même imparfaite, peut enfin
se montrer au regard lui-même créateur des hommes. Cette magnifique composition
qui ne présente de surnaturel que les ailes d’un ange, bien campé sur ses
pieds, Delacroix l’aura toute emplie de ses lectures, de ses expérimentations, de
ses souvenirs de voyages, en Orient ou dans les campagnes profondes. Et surtout,
de sa liberté d’artiste. Dressant par exemple trois des plus magnifiques arbres
- des chênes ! - que l’on doit en Occident à l’art de la peinture. Et sous
leur ombre désormais traverse devant nous le troupeau rassemblé de ses rêves,
de ses conceptions, comme celui de ses rages, de ses emportements et de ses
célèbres colères.
On dit qu’à la toute fin de l’aventure Delacroix vint un
jour exécuter en l’espace de quelques minutes la grande nature morte occupant le premier plan du tableau juste au-dessus du regard du spectateur. Posée sur l’ensemble formé par le bouclier, le carquois, la gourde, dont Jacob se sera débarrassé pour affronter à mains nues son adversaire, une lance forme comme une hampe sous laquelle viennent s’assembler trois pièces de vêtements dont les couleurs successives – le bleu, le blanc, le rouge – apparaissent comme un rappel symétrique du grand drapeau qui
glorieusement claque au sommet de La Liberté guidant le Peuple. On n’insistera
pas sur la signification de cet emblème ici jeté à terre que le peintre aura ironiquement
caché en le plaçant sous le nez même du regardeur. Préférant remarquer une
autre symétrie. Une autre métamorphose. L’artiste qui dans la Liberté s’était
représenté en jeune bourgeois hésitant, le doigt maladroitement posé comme l’écrit
Peter Weiss dans une très belle analyse[3],
sur la gâchette d’un fusil dont on sent qu’il l’encombre, est maintenant devenu
un terrible lutteur affranchi de toutes les marques vestimentaires de son appartenance
sociale. Un grand bloc d’énergie, fondu dans la couleur. Que plus rien ne peut
abattre.
C’est la raison peut-être pour laquelle il aura abandonné
son ténébreux haut-de-forme pour le simple chapeau de paille des peintres qui,
lui, repose jaune au tout premier plan de l’œuvre. Car déjà sans doute il sait
que, par la grande liberté qu’il a donné à la couleur, sa véritable passion, il
a ouvert la voie à toute la Peinture à venir. Que son chapeau un jour couvrira
la tête d’un autre grand lutteur héroïque dont bien sûr il ignore le nom. Mais
dont nous savons nous maintenant que ce sera Van Gogh[4].
[1] « Il
faut des tableaux à grands traits » Journal, 9 avril 1856
[2] « J’ai
été aujourd’hui à Saint-Sulpice. Boulangé n’avait rien fait et n’avait pas
compris un mot de ce que je voulais. Je lui ai donné l’idée des cadres en
grisaille et de la guirlande, le pinceau à la main et avec furie. »
Journal, 6 avril 1860.
[3] « Ayschmann
montra l’homme en redingote et chapeau noir et la large écharpe autour du col
de sa chemise. C’était l’autoportrait de Delacroix. Ce détail biographique
conférait au tableau une valeur de plus car il évoquait une décision imposée
par les circonstances de l’époque. Plutôt conservateur par nature, l’artiste se
plaçait néanmoins au premier rang des révolutionnaires, il n’était pas encore
tout-à-fait à la hauteur de son rôle, il était à genou, reculant légèrement
comme pour chercher un appui derrière lui, tenant le fusil d’un geste un peu
craintif, le doigt maladroitement posé sur le chien, et cet instant exprimait
parfaitement la situation dans laquelle il se trouvait. Ce qu’il rendait là,
c’était une image idéale et c’est pour cela qu’elle avait quelque chose de
l’étrangeté du rêve, on pouvait lire sur son visage que sa place n’était pas
ici en réalité, il s’étonnait, à peine conscient de ce qu’il faisait lui-même
dans ce qu’il avait peint de façon très réaliste, et se désavouant d’ailleurs
bientôt, il prenait là, en visionnaire, la position d’un homme qui restait à
venir. » Peter Weiss, Esthétique de la résistance.
[4] « Mon
cher frère, c’est toujours entre-temps du travail que je t’écris, je
laboure comme un vrai possédé, j’ai une fureur sourde de travail
plus que jamais. Et je crois que ça contribuera à me guérir. Peut-être
m’arrivera-t-il une chose comme celle dont parle Eugène Delacroix : “ j’ai
trouvé la peinture lorsque je n’avais plus ni dents ni souffle ”,
dans ce sens que ma triste maladie me fait travailler avec une fureur sourde,
très lentement, mais du matin au soir sans lâcher, et c’est probablement là le
secret, travailler longtemps et lentement. » Van Gogh, Lettre n° 604, à son
frère Théo, datant de septembre 1889.
jeudi 2 janvier 2020
dimanche 22 décembre 2019
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