vendredi 20 décembre 2019

CE N’EST PLUS VOTRE MARI : C’EST UN RÉACTEUR. LIRE UN EXTRAIT DE LA SUPPLICATION DE S. ALEXIEVITCH.

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Suite à la récente lecture du livre de la poète et romancière norvégienne Ingrid Storholmen, consacré à la tragédie de Tchernobyl, il m’a semblé utile de proposer à ceux qui ne l’auraient pas encore lu, un extrait significatif de La Supplication, ce maître-livre de l’auteur biélorusse Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015. 
Ce livre publié dans sa traduction française par les éditions Jean-Claude Lattés, est disponible au format poche dans la collection J’ai lu.

vendredi 6 décembre 2019

POÉSIE & ATTENTION !


BONNES FEUILLES. TCHERNOBYL, RÉCITS, D’INGRID STORHOLMEN AUX ÉDITIONS LANSKINE.

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Ainsi que je l’écris dans mon précédent article de blog, dans la ligne ouverte par l’auteur biélorusse Svetlana Alexievitch, le livre d’Ingrid Storholmen n’en finit pas d’énumérer les retombées effroyables de la catastrophe de Tchernobyl. Osant plus que son modèle d’ailleurs s’aventurer, appuyée qu’elle se veut sur une écriture plus ouvertement poétique, jusque dans l’intimité de ses personnages.

C’est ce que montrent les 2 longs extraits que nous vous proposons de découvrir dans notre nouveau PDF. Illustré de diverses photographies montrant le Tchernobyl d’aujourd’hui devenu une des grandes étapes du tourisme de la catastrophe qui se répand aujourd’hui à la surface de notre planète :  Voir   


lundi 2 décembre 2019

Á PROPOS DE TCHERNOBYL, RÉCITS, D’INGRID STORHOLMEN. CE PASSÉ TERRIFIANT QUI RESTE DEVANT NOUS.


« Un évènement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. »
Svetlana Alexievitch
La Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, 1997

La mort le fait frémir, pâlir
Le nez courber, les veines tendre
Le col enfler, la chair mollir,
Jointes et nerfs croître et étendre
François Villon
Le Testament, 1461


Nous vivons dans un monde de solitude et d’abstraction. Où les chiffres masquent de plus en plus la matérialité des choses. Les transforment en idées dont le choc sur la conscience passe comme un éclair sans que nous entendions au plus profond de nous à quelles réalités permanentes, sensibles, ils correspondent. Plus de 9 millions de personnes meurent chaque année de faim dans le monde. Un enfant meurt tous les 5 jours, en France, tué par sa famille. Deux tiers des enfants entre 2 et 14 ans, ce qui fait plus d’un milliard, font l’objet dans le monde de violences physiques régulières. Chiffres, chiffres. Abstractions…

Heureusement, des livres, des films, prennent le temps de nous faire éprouver d’au plus près ce qui se cache de difficultés, de souffrances, de rêves avortés, d’aspirations sacrifiées, d’existences mutilées, derrière la connaissance désincarnée que nous avons des choses. Comme la Supplication qui lui a servi largement de modèle, Tchernobyl, Récits d’Ingrid Storholmen est de ceux-là. Certes, ces « hommes, femmes, enfants, babouchkas, adolescents fringants, futures épouses, chiens, esprits » qui prennent ici la parole le font à travers la voix de cette norvégienne d’une quarantaine d’années dont les deux sœurs ont dû se faire enlever la thyroïde pour avoir subi les effets des pluies chargées de césium 137 qui se sont abattues dans leur propre pays. Mais toute littérature est traduction. Le mot n’est jamais la chose. Heureusement qu’il est des mots parfois qui aident à mieux sentir et partager, pour les interroger vraiment, les choses.

Catastrophe, tragédie et certainement pas comme les dirigeants de l’époque s’essayèrent à en persuader le monde, simple « accident », ce qui se passa dans la nuit du 25 au 26 avril 1986 marque en profondeur notre histoire. Comme de façon plus terrifiante encore, brosse peut-être le tableau de ce que nous réserve l’avenir. Nous interdisant à tout jamais cette aveugle confiance qu’à certains moments nous aurons pu entretenir envers les technologies. Envers le témoignage de nos propres sens. Comme envers les gouvernements auxquels nous faisons naïvement crédit de vouloir avant tout assurer à leur peuple, attention et sécurité [i].

Car au-delà du caractère proprement incommensurable des victimes qu’elle aura entrainées et continue toujours aujourd’hui à produire, selon des modalités que personne ne peut se targuer de connaître vraiment, la catastrophe de Tchernobyl inaugure pour l’homme une relation au monde bien plus terrible que celle imposée par la guerre. Étant une guerre au-dessus de la guerre[ii] où l’homme aura porté la main sur tout, sur tout ce qui existe : air, eau, plantes, animaux, et bien entendu ses semblables, ses proches, faisant de tout un potentiel ennemi, abritant en son sein les radiations. Á la fois invisibles et mortelles.

Ils avaient cru se doucher de printemps ceux qui sous les pluies
brillantes d’une fin d’avril 1986 ont laissé la maladie rouler dans leurs oreilles, laissé les racines de leurs cheveux s’abreuver de césium. Il croyait vivre un grand instant[iii], prélude à toute une vie de bonheur, ce jeune couple faisant pour la première fois l’amour sous le ciel plein d’étoiles juste avant qu’au-dessus de la centrale ne s’élève un nuage rouge et gris en forme de champignon et que la vie, brutalement bascule. Comme dans la Supplication, le livre d’Ingrid Storholmen n’en finit pas d’énumérer les retombées effroyables de la catastrophe. Osant plus que son modèle d’ailleurs s’aventurer, appuyée qu’elle se veut sur une écriture plus ouvertement poétique, jusque dans l’intimité de ses personnages [iv]. Elle le fait en soulignant bien la dimension temporelle de l’évènement. Un évènement dont on connaît la date initiale mais dont nul ne peut prétendre indiquer la fin.

« Tchernobyl est un évènement encore en cours, les gens tombent malades non seulement en Ukraine et en Biélorussie, mais aussi en Norvège. La terre y est toujours condamnée, brebis et rennes doivent encore être nourris de la main de l’homme. Le temps de désintégration de certaines matières radioactives est extrêmement long. Tchernobyl est une catastrophe qui vient à peine de commencer » écrit-elle à la fin de son livre. Rejoignant la terrible conclusion de Svetlana Alexievitch déclarant à propos des différents témoignages récoltés par elle entre 1986 et 1996 : « plus d’une fois j’ai eu l’impression de noter le futur » [v].




[i] « Tous nos instruments intérieurs sont accordés pour voir, entendre ou toucher. Rien de cela n’est possible. Pour comprendre, l’homme doit dépasser ses propres limites. Une nouvelle histoire des sens vient de commencer… » écrit S. Alexievitch. Dans un monde où les menaces les plus graves sont devenues largement invisibles : une eau claire dissimulant des poisons toxiques, un fruit merveilleusement rouge et calibré enfermant les pesticides qui peu à peu altèreront notre santé, le beau nuage s’avançant dans le ciel bleu porteur de radiations, les images futiles que nous transférons sur les réseaux sociaux précipitant sans que nous puissions rien en voir la future catastrophe climatique… notre esprit rechigne toujours à douter des apparences. Comme il ne se montre pas toujours assez prompt ni suffisamment éclairé pour se défier vraiment des discours rassurants qui l’abreuvent. Ce n’est pas seulement du fait que de nouvelles catastrophes nucléaires sont possibles que des livres comme ceux de S. Alexievitch ou de I. Storholmen, comme j’y insiste en conclusion, ne nous parlent pas que d’un passé dont les conséquences ne sont toujours pas épuisées mais aussi d’un avenir qui nous laissera sans doute aussi désarmés que ceux et celles dont ils auront porté haut et fort la tragique parole.

[ii] Et pourtant la guerre, les guerres, qui sont aussi évoquées dans ce livre sont l’occasion de bien des horreurs. Telles celle que raconte Anna à une journaliste. L’histoire de son tout jeune enfant mangé par un voisin à l’occasion de la famine entraînée par le siège de Stalingrad.

[iii] C’est en hommage au beau livre d’Olivier Barbarant, Un grand instant que le hasard de mes lectures et de mes relectures a fait cotoyer sur mon bureau les ouvrages consacrés à Tchernobyl, que j’utilise cette expression. Qui m’a paru entrer en profonde résonance non seulement par l’esprit mais aussi à travers une partie de ses motifs déployés avec ce qui fait le fond pathétique du chœur des voix montant des victimes de la catastrophe nucléaire. Ces victimes avaient une vie. Des amours. Des habitudes, des rêves. Ils vivaient dans les saisons. Possédaient un jardin. Des animaux. Se baignaient dans le long courant des rivières. Si leur vie n’était pas destinée à être une vie tout-à-fait facile, ils pouvaient toutefois espérer au soir de leur existence, l’unifier autour de quelques heureux souvenirs : « des gouttes d’eau, un peu de perle ». C’est aussi cela qu’a détruit Tchernobyl. Tchernobyl qui au passage signifie « absinthe ». Qu’on retrouve – hasard objectif ? – dans le titre de la première section du livre de Barbarant.

[iv] Je remarque en outre que la Supplication qui insiste bien pourtant sur la déconstruction, chez la plupart des personnes interrogées par l’auteur, du système ancien de valeurs, est encadrée par 2 récits bouleversants témoignant de la toute puissance d’un amour absolu. Le livre de Storholmen n’hésite pas à montrer comment aux yeux d’une femme amoureuse la maladie de son époux a fini par le transformer à ses yeux en « une chose, rien qu’une chose. Pas son homme ». Rien qu’« un trou où déverser la soupe, un autre pour la recracher ». Les rayons ne font pas que dévorer des chairs. Ils finissent par détruire les plus beaux sentiments.

[v] Il faut opposer la tragique lucidité de nos deux auteurs à l’hallucinante superficialité de ces touristes de la catastrophe qui viennent aujourd’hui dans la zone d’exclusion, se faire photographier au pied du nouveau sarcophage, profitant ainsi des offres de peu scrupuleux opérateurs leur proposant de « vivre à leur tour et de partager l’expérience de Tchernobyl ». Etrangement, par ailleurs, la littérature autour de Tchernobyl, notent nos deux auteurs, est relativement pauvre. On ne peut que se réjouir donc de la sortie de ce nouveau livre de I. Storholsen comme du succès mérité de la très efficace et passionante série diffusée récemment sur NETFLIX, sobrement intitulée Tchernobyl.

mercredi 27 novembre 2019

DES EFFETS MONSTRUEUX DE LA GLOBISHISATION. POURQUOI IL NOUS FAUT IMPÉRATIVEMENT LIRE LE DERNIER LIVRE DE GÉRARD CARTIER !

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Poètes, écrivains, enseignants nous sommes attachés à cette langue que nous travaillons et tentons de transmettre. Car nous savons que la langue comme l’écrit Barbara Cassin, prolongeant une belle image du grand linguiste allemand Humboldt, « n'est pas seulement un instrument de communication, un service ; ce n'est pas non plus seulement un patrimoine, une identité à préserver. C’est un filet jeté sur le monde » qui ramène à notre conscience une part de réalité. Nous permettant de la penser. Plus une langue est forte, riche, plus la part de réalité qu’elle nous permet d’entrevoir est précise et profonde. Plus la langue s’appauvrit, plus le filet de son vocabulaire, les mailles de sa structure se distendent, plus large devient la part de monde qui fuit hors de notre conscience. Échappe à notre sensibilité.

« Quand on dit « bonjour » ou « good morning », on souhaite que la journée soit bonne. Quand les Grecs se saluaient, ils disaient « Khaire », « jouis », réjouis-toi de la beauté du monde dont tu fais partie. Les Latins disaient plutôt « vale », « sois en bonne santé ». En arabe, en hébreu, on fait שלום que « la paix soit avec toi ». En mandarin, paraît-il, on demande : « As-tu mangé ? » C'est toujours bonjour, mais on n'ouvre pas le monde de la même manière. » écrit Barbara Cassin dans une chronique de l’Humanité reprise en ligne par le collectif national l’Appel des appels, qui s’est donné pour mission de « résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social ». En l’occurrence ici notre heureuse et féconde diversité.

Dès lors comment ne pas réagir face à la mise en place de cette pseudo-langue universelle, le « globish » dont il faudrait être aveugle pour ne pas voir comment – sous des apparences légères et le plus souvent ludiques – le terrible travail d’uniformisation des sensibilités et des consciences qu’il entreprend, nous soumet chaque jour davantage au règne de l’argent et de la marchandise.  

Sous le régime nazi, un philologue allemand Viktor Klemperer a tenu un compte quasi journalier de la façon dont la langue du 3ème Reich, - c’est le titre de son ouvrage [1] – est, à force de simplisme et de matraquage, parvenu à faire nager "dans la même sauce brune " la plupart des esprits d’un des pays comptant pourtant parmi les plus cultivés d’Europe.[2]


Cette chose qui nous menace aujourd’hui, d’ailleurs amplifiée par l’extrême fascination qu’exerce sur chacun la toute puissance des nouvelles technologies, est peut-être plus grave car elle ne se limite plus aux frontières d’un pays. Elle ne vise rien moins qu’à s’imposer à l’ensemble des peuples de la terre.  C’est pourquoi nous pensons important d’offrir à la réflexion de ceux qui nous liront, ces pages essentielles du dernier livre de Gérard Cartier, Du franglais au volapük, dont nous avons précédemment rendu compte, en espérant en voir le plus possible partagés, l’inquiétude et le désir de résistance.



[1]  Victor KLEMPERER, LTI, la langue du 3e Reich. Carnets d'un philologue, Paris, Albin Michel (coll. Bibliothèque Idées), 1996, 375 p. Traduit de l'allemand et annoté par Elisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.
 
[2] Qui fabrique la LTI ? V. Klemperer voit en Gœbbels son forgeron principal, et en Hitler, Göring et Rosenberg ses acolytes. Qui parle la LTI ? « Tous, littéralement tous, parlaient […] une seule et même LTI» (p. 330). Le nazisme a fait de la langue du parti la langue de tous. Il a fait d'un bien particulier un bien général. Il a accompli son dessein totalitaire. Partout, même « dans les maisons de Juifs, on avait adopté la langue du vainqueur » (p. 258). Les mots circulent, du parti à l'armée, du parti à l'économie, du parti au sport, du parti aux jardins d'enfants. Le mot Weltanschauung (vision du monde), à son départ « terme clanique », se met à circuler sur toutes les lèvres : « Chaque petit-bourgeois et chaque épicier des plus incultes parle à tout propos de sa Weltanschauung et de son attitude fondée sur sa Weltanschauung » (p. 191). Extrait du CR de l’ouvrage de V. Klemperer par Alice Krieg, dans la revue Mots, n°50, mars 1997. Israël - Palestine. Mots d'accord et de désaccord. Voir en ligne : https://www.persee.fr/issue/mots_0243-6450_1997_num_50_1?sectionId=mots_0243-6450_1997_num_50_1_2319


samedi 23 novembre 2019

FUREURS COMIQUES OU PERCEVAL CHEZ LE MARQUIS DE SADE. UNE ŒUVRE DU XIIIème SIÈCLE Á DÉCOUVRIR : TRUBERT, DE DOUIN DE LAVESNE AUX ÉDITIONS LURLURE.



Est-il sot, est-il fou, est-il diable ? Ce Trubert en tout cas est un sacré, satané, personnage. Issu de l’imagination d’un auteur, Douin de Lavesne, dont nous ne savons rien, sinon qu’il vécut au XIIIème siècle, il revit aujourd’hui grâce à la hardiesse des éditions Lurlure qui redonnent de ce texte - dont l’histoire n’aura conservé durant plus de cinq siècles qu’une unique copie - une version en français moderne, heureusement mise en regard de son singulier et bien troublant original.

Le lecteur à qui la matière de Bretagne n’est pas totalement étrangère et qui aura conservé souvenir de ses lectures de Chrétien de Troyes, en particulier de son Perceval, ne manquera pas de remarquer combien ce jeune « nice », sorti de sa forêt, qui n’a jamais vu un crucifix, confond sol et denier et se sentira condamné au plus grand inconfort quand on lui offrira de dormir sous les draps d’une couche moelleuse, s’affranchit du chemin suivi par  « li filz a la veve dame»[1] qui en constitue le modèle initial. Notre Trubert n’a rien de la pureté foncière d’un quêteur de Graal, ni de la délicatesse d’un amant, rêvant à sa bien-aimée devant trois simples gouttes de sang tombées au matin sur la neige. Tout au contraire. C’est un violent. Un qui frappe. Et qui cogne. Se moque. Et obstinément viole.

mardi 19 novembre 2019

NOTRE INVISIBLE CAGE D’ACIER. SUR UN PLACET DE GÉRARD CARTIER : DU FRANGLAIS AU VOLAPÜK, CHEZ OBSIDIANE.

« Jamais notre langue n’a été aussi malmenée et jamais à ce point mal aimée ». C’est vrai que de découvrir, par exemple, dans la bouche d’un Président de la République, se piquant d’avoir été proche d’un philosophe comme Paul Ricoeur, qu’il croit « dans l’autonomie et la souveraineté » car « la démocratie est le système le plus bottom up [sic] de la terre », a de quoi faire bouillir jusqu’aux natures les plus tièdes. Faire se cabrer jusqu’aux plus flegmatiques et accommodants esprits [1].


We are, us, moderns, the new France