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vendredi 3 décembre 2021

SOUTINE. UNE ARDENTE FIGURATION.

C’est au musée de l’Orangerie que se trouve, dit-on, la plus riche collection d’œuvres du peintre d’origine russe Chaïm Soutine, « el pintre brut[1] » comme le surnommaient les habitants des petites villes du sud, de Ceret en particulier, où il résida quelques temps au lendemain de la première guerre mondiale.

L’exposition que ce musée actuellement lui consacre en mettant en lumière ce qu’un peintre comme Willem De Kooning lui doit n’a pas seulement été pour moi l’occasion de redécouvrir un peu autrement ses œuvres mais de réfléchir avec ce qui me reste de cervelle à la façon dont ce peintre est encore aujourd’hui accueilli ou perçu. Comme malheureusement trop souvent, on constate que la dimension biographique reste un des cadres privilégiés de la perception des œuvres. Avec la bourgeoise fascination que nos publics comme beaucoup de ceux qui les racolent éprouvent pour les artistes maudits. Les existences risquées. Les grands ratages affectifs… La peinture de Soutine reste, c’est vrai, du pain bénit pour ceux qui ne peuvent remarquer un geste enlevé de peintre, un tourbillon de forme, l’écrasement sur la toile de la moindre écarlate sans y mécaniquement voir le signe d’une blessure intime. D’un tourment non résolu.

mardi 9 novembre 2021

JARDINS MERVEILLEUX. LE JARDIN DE LIVIE À ROME.

Les images ne manquent pas sur le net des fameuses peintures de la villa de Livie, dite ad gallinas albas[1], qu’on peut aujourd’hui admirer, comme je l’ai fait, au Museo Nazionale Palazzo Massimo Alle Terme de Rome.  Plus ancien exemple, à notre connaissance, d’une peinture de jardin continue, ces peintures couvrent la totalité des murs aveugles d’une pièce à l’origine souterraine, de quelques six mètres sur douze où la troisième épouse d’Auguste et mère de l'empereur Tibère, projetait vraisemblablement de transporter ses invités dans le monde enchanté d’une grotte sacrée parlant à l’imagination de toute la puissance des formes idéalisées de la belle nature.

mercredi 8 septembre 2021

SUR L’OUVRIER MORT DE YANNICK KUJAWA AUX ÉDITIONS INVENIT.

Pas facile de faire parler une œuvre d’art, de l’évoquer par les mots jusqu’à finir par lui donner une profondeur intelligible, une épaisseur sensible, nous permettant non seulement de la mieux voir mais d’en partager avec d’autres l’effet. La pluralité d’effets plutôt dont elle est bien entendu porteuse. Pas facile, certes, mais nécessaire car « si l'image, comme le dit la philosophe Marie-José Mondzain, est ce que l’on voit ensemble, elle ne peut se construire que dans les signes partagés par ceux qui voient, et ces signes sont ceux de la parole, des signes langagiers.[i] »

Ceux qui ont eu la chance de lire l’Esthétique de la résistance de Peter Weiss, savent pour y avoir découvert les commentaires de l’extraordinaire frise du Pergamon de Berlin, à quelle hauteur de pensée – esthétique et politique liées – peuvent atteindre les mots quand ils cherchent à comprendre vraiment ce qu’ont pu voir les yeux[ii].

On ne peut donc que louer une entreprise comme celle des éditions invenit qui avec leur bien nommée collection « Ekphrasis », offrent à de très nombreux auteurs d’aujourd’hui l’occasion de se confronter aux œuvres les plus remarquables de divers musées, des moins connus jusqu’aux plus prestigieux.

Installé dans le Nord, Dominique Tourte, le directeur d’invenit fait bien entendu la part belle aux institutions comme aux écrivains de sa région dont on ne dira jamais assez la richesse littéraire comme artistique.  Ainsi pour ce volume que Yannick Kujawa consacre à l’Ouvrier mort du peintre Edouard Pignon, conservé en dépôt au Musée des Beaux Arts de Lille.

vendredi 27 août 2021

VIE DU POÈME. PIERRE VINCLAIR. PIETRO LORENZETTI !

Je m’apprêtais à écrire quelque chose sur un reste frappant de fresque ayant échappé à ma vigilance au cours d’une récente visite de la basilique San Francesco de Sienne, rendue difficile par la chaleur écrasante du moment. C’est une sortie de tombeau représentant l’un de ces moments majeurs du grand récit christique, qui pour une fois ne cherche pas à insister sur la dimension miraculeuse, « surréelle », de l’évènement mais nous montre un Jésus comme sortant tranquillement de l’intérieur d’un palais, ramenant simplement de la main les plis d’un vêtement lui donnant un faux air de patricien romain et n’ayant plus de divin, de visiblement sacré, que l’auréole entourant un visage représenté de face que ne singularise qu’un regard atteint d’une énigmatique pointe de loucherie. Due à Pietro Lorenzetti encore, cette représentation du Christ ressuscité datant des années 1330 et qui est tout ce qui reste d’une fresque plus monumentale où se voyaient sûrement l’étendard de la résurrection dont le personnage tient encore solidement la hampe de sa main droite et le groupe de soldats romains dormants, habituellement représentés dans ce type de scène, tranche avec celles de son époque et celles aussi qui se multiplieront après. Qu’on pense par exemple à cette image qu’en donna l’Angelico dans l’une des cellules de San Marco où le Christ flotte au-dessus du tombeau vide sur lequel le groupe des quatre Marie, venues avec l’aloès et la myrrhe, se penchent incrédules. Celle plus fantastique encore de Grünewald à Issenheim, jaillissant cosmique, dans une sidérante explosion de lignes et de couleurs.

lundi 23 août 2021

SUR UNE CRUCIFIXION DE PIETRO LORENZETTI. BAUDELAIRE. STEIN. PÉTRARQUE.


Les retours de voyage, ceux en tout cas de découverte, peuvent être éprouvants. Outre bien entendu la fatigue des longs déplacements et la nécessité de remettre en route les petites mécaniques nécessaires au bon fonctionnement de la vie quotidienne il y a cette exigence qu’on perçoit de ne pas se laisser perdre la multiplicité des chocs émotionnels, culturels ou simplement sensibles que l’espace de plusieurs semaines on se sera ingénié à multiplier. De retour de Sienne, où j’aurai vu et photographié non seulement nombre de paysages admirables mais surtout quantité d’œuvres réalisées entre le XIIIème et le XVIème siècles dans ce qui fut certainement à l’époque l’un des plus actifs centres artistiques d’Europe, j’éprouve ce besoin de garder quelque trace durable de ce qui m’aura sur le moment frappé, voire d’approfondir un peu la connaissance et la compréhension, le plaisir aussi, de certaines de ces mille et une merveilles que mon regard, parfois fatigué par ce trop plein de volupté auquel il s’est vu soumis, n'aura pu qu’enregistrer, sans pouvoir en tirer toujours les grands délices promis et recherchés. Oui Baudelaire a bien raison de continuer à nous en avertir. L’étude du beau n’est pas toujours simple affaire de plaisir*.


Depuis que je l’ai découvert, il y a une petite quinzaine d’années, à travers sa grande Crucifixion, à Assise, je me suis pris d’intérêt pour l’œuvre de Pietro Lorenzetti, ses ballets d’anges dans le ciel, son bleu, ses ors, l’échange de regards de ses personnages et jusqu’à sa façon d’humaniser comme personne ses couples de chevaux. Pietro qui fut l’un des quatre ou cinq grands réinventeurs de la peinture de son temps ne jouit cependant pas tout à fait du même prestige que son frère Ambrogio à qui l’on doit les célèbres fresques du Bon et du mauvais gouvernement, qui constituent l’une des principales attractions du Palazzo Pubblico de Sienne. Son œuvre n’en reste pas moins des plus remarquables et pas toujours simple à différencier d’ailleurs de celle de ce frère avec lequel, le plus souvent, il dut collaborer, comme pour les fresques aujourd’hui disparues de la façade de l’Ospedale di Santa Maria della Scala en face du Duomo, fresques consacrées à l’histoire de Marie avant la naissance du Christ qui inspirèrent, tant par leur thématique que par leur style et leur conception, pendant près de deux siècles, nombre de peintres d’Italie.

mardi 30 mars 2021

MADELEINE BERNARD. ÊTRE SŒUR D’UN GRAND PEINTRE À L’ÉPOQUE DE VAN GOGH ET GAUGUIN. SUR UN OUVRAGE DE MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU.

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Son frère n’a que 20 ans quand il la peint grandeur nature allongée sur l’herbe fleurie qui borde la rivière Aven coulant en arrière plan entre les arbres un peu grèles du petit Bois d’Amour. Madeleine, elle, a 17 ans. Et dans sa posture étudiée de gisante qui la fait un peu ressembler par la proximité de l’eau à la célèbre composition de John Everett Millais représentant la mort d’Ophélie, qu’on peut voir à la Tate Britain de Londres, elle aussi semble flotter sur la toile rêveuse, être comme aspirée, soulevée par quelque charme indéfinissable. Le charme ici peut-être d’un moment de bonheur ressenti, d’équilibre capté entre les âmes et les choses, qu’à jamais le tableau aura retenu pour nous, dans ses verts, ses bleus, ses roses, son ocre, les noirs aussi des troncs qui ne font plus barrière mais entrainent le regard vers les reflets dans l’eau, d’un ciel mouvant d’été.

 

L’histoire aura bien retenu que cette Madeleine peinte ici par Émile Bernard aura en cette année 1888 attiré dans le gros bourg de Pont-Aven où s’est depuis quelque temps établi une solide colonie de peintres, l’attention de Gauguin. Au point de se voir par lui attribuer, pour rire, un petit tableau connu sous le nom de Fête Gloanec, actuellement au Musée des Beaux Arts d’Orléans. Avant qu’au verso d’une œuvre intitulée La Rivière Blanche, il ne réalise d’elle un magnifique portrait que détient le musée de Grenoble. Mais l’histoire n’est guère prodigue sur le destin relativement exceptionnel de cette femme qui fut aussi un moment comme fiancée au peintre Charles Laval, artiste à mon sens injustement éclipsé par la notoriété de l’auteur du fameux Christ jaune, qui partagea avec lui un atelier à la Martinique et signa même de son nom des toiles qui lui sont aujourd’hui réattribuées.

lundi 14 décembre 2020

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. LES YEUX DE REMBRANDT DE SIMON SCHAMA.

Johannes Lingelbach, Le Dam avec son nouvel hôtel de ville en construction, 1656

Oui le livre est ancien mais en cette période de confinement qui rétrécit si fortement physiquement, socialement, humainement, notre univers, se replonger dans cette somme qui, pour éclairer en profondeur l'oeuvre de Rembrandt, nous restitue largement le monde dans lequel il aura vécu, celui des grands ports du Nord, des Flandres catholiques aux Provinces Unies calvinistes, a quelque chose de tellement vivifiant, stimulant, si fortement évocateur qu'on en oublierait presque que les évocations, les tableaux que multiplie Simon Schama dans ce chef d'œuvre, n'ont de consistance que dans notre imagination. Ce que rappelle quand même par exemple ces moments où, déambulant avec lui dans les rues d'Amsterdam, on finit, alerté par l'odeur, par suivre avec plaisir les lourds bateaux de nuit collectant d'une écluse à l'autre du Amstel ces provisions d'excréments qu'ils livreront avec profit le matin aux producteurs de fraises et de carottes de Bewerijk ou de Hoorn…

mardi 8 décembre 2020

PLAISIR DE REGARDER. SUR UNE SCÈNE DE BATAILLE DE VAN DE VELDE LE JEUNE. 1666.


Les scènes de batailles navales sont un genre particulier de la peinture de marines. Un genre que la plupart de ceux qui fréquentent occasionnellement les musées ont l’habitude de dédaigner. Il offre toutefois au peintre l’occasion de multiplier les effets, mettant en évidence l’excellence de son talent. Il offre aussi à l’amateur l’occasion d’une plongée dans l’histoire. De s’interroger aussi, comme toujours, sur ce qui se voit omettre dans toute représentation.

 S’il est de grandes compositions comme celles réalisées pour le Palais des Doges par Tintoret et Véronèse[i] qui accablent un peu le regard par la somme des scènes et des évènements de peinture qu’elles donnent à admirer, on trouve facilement des œuvres plus modestes procurant au regard comme à l’esprit qui le sous-tend, matière à, sinon s’émerveiller, du moins s’activer et ressentir aussi ce plaisir de plus en plus rare aujourd’hui d’échapper aux emballements convenus.

jeudi 26 novembre 2020

EN NOS PROPRES POREUSES ET OSCILLANTES VÉRITÉS. SUR LE BUVEUR DU CARRACHE.


Il aurait pu n’être que l’une de ces multiples figures peuplant la scène agitée d’un immense tableau de Veronese. Ou d’un grand maître flamand. Que l’œil n’aurait finalement repéré qu’au cours d’un patient travelling. Ici Le Buveur du Carrache se voit occuper tout l’espace de la toile et l’on aurait tort de penser que par ce simple zoom le peintre n’ait juste fait qu’isoler un détail ou comme l’ont affirmé certains de ses contemporains et bien des commentateurs à leur suite qu’il ne s’agirait là que d’un caprice d’artiste, fait pour se dégourdir les doigts, une leçon, un exercice d’atelier à destination des blancs-becs, des béjaunes qui touts frais arrivés de leur campagne d’Émilie, de Romagne, s’imaginaient déjà artistes consommés.

En fait, pas plus que Voltaire avec ses Contes dont il parlait comme de « couillonnades », Annibale Carraci ne pouvait évoquer les œuvres de ses débuts comme le Mangeur de fèves ou la Grande boucherie, autrement que de façon apparemment dédaigneuse, le genre consistant à mettre en scène de façon réaliste « la vie basse », étant encore à son époque, en Italie du moins, à inventer. À reconnaître et à théoriser.

mardi 24 novembre 2020

HOMO BULLA ?


Dans un passage assez souvent cité de ses copieux et nourrissants adages1, Erasme évoque la figure de Varron qui, à l’aube de sa quatre-vingtième année, explique dans la préface de ses Res rusticae qu’il lui faut écrire à la hâte, ayant désormais à faire ses bagages pour quitter ce fragile séjour où nous ne faisons que passer. Car si l’homme est une bulle - quod si, ut dicitur, homo est bulla – combien plus encore doit l’être un vieillard comme lui. Ceux qui touchent au grand âge sont toujours les plus prompts à se désoler de la brièveté de la vie.

C’est toutefois le plus souvent en mettant en scène des enfants, comme le rappelle d’ailleurs le générique de la série Undoing actuellement diffusée sur OCS, que l’art a illustré ce motif de la bulle, qui va courant du Jan Steen de La Vie humaine exposé au Mauritshuis de La Haye au portrait relativement peu connu de Manet qu’on trouvera à la  fondation Calouste-Gulbenkian de Lisbonne, voire au bien mélancolique adolescent de Thomas Couture (MET de New-York), en passant bien entendu par les célèbres versions des Bulles de savon peintes par Chardin dont Michel Delon dans Le principe de délicatesse, Libertinage et mélancolie au XVIIIe siècle, prétend qu’elles ne sont plus des vanités mais « affirment la saveur de l’éphémère, la beauté de l’anonyme ».

 

La littérature n’est pas en reste, elle qui depuis toujours multiplie les figures de la vie transitoire. Erasme le remarquait déjà qui dans son adage 1248 que j’évoquais plus haut, remonte outre Varron, à Lucien, Hippocrate, Aristote, Eschyle, Sophocle, Pindare, qui sais-je encore, lesquels comparant l’existence humaine à une fumée quand ce n’est pas à l’ombre même d’une fumée, s’accordent à nous rappeler notre peu de consistance face à l’avidité du Temps. Mais le motif de la bulle a pour le peintre quelque chose d’excitant qui plutôt que de le conduire à nous suggérer de nous préparer d’urgence à comparaître devant quelque Juge éternel, le tourne davantage vers l’exaltation de notre puissance de vie. C’est que la bulle est souffle, pneuma générateur de monde et que, ronde aussi, sphérique, elle se présente comme le magique reflet de ce lieu du cosmos où nous habitons. Et qu’elle dit à l’évidence par là quelque chose non plus de la fragilité mais du pouvoir créateur de l’homme. Il y a d’ailleurs pour le peintre un véritable défi à donner sur la toile consistance et visibilité à tant d’infinie transparence.

 

Certes, une des premières apparitions que je connaisse de ce motif  en peinture, la bulle qui dans la nature morte de Jacques de Gheyn appartenant au Metropolitan de New-York surmonte un crâne encadré d’une tulipe dans un vase et d’un rameau de buis desséché, inspire bien évidemment de sombres et sévères pensées d’autant qu’elle reflète et la crécelle des lépreux et la roue des suppliciés ! Rien en somme qui la rapproche de cet autre tableau d’Annibale Carraci qui me paraît concentrer en lui et révéler toute la richesse entraînante de signification que ce motif est aussi susceptible de prendre.

Ceux qui, par la science, vont au plus haut du monde,

Qui, par l'intelligence, scrutent le fond des cieux,

Ceux-là, pareils à la coupe du ciel,

La tête renversée, vivent dans leur vertige. 

Omar Kayyâm

 

 

L’œuvre d’Annibale Carraci n’est pourtant pas très connue. Elle représente en fait un homme en train de boire. Ou plus exactement contemplant, la tête en arrière, le fond du verre dont il vient d’absorber le contenu. Le génie du peintre est ici de nous représenter le visage du personnage dans la bulle justement formée par l’ovale du verre formant goutte, qu’il tient à la renverse. Ce n’est pas d’expir qu’il s’agit ici mais d’inspir. Et quand on connaît bien sûr la riche symbolique du vin dont le personnage nous place l’image en premier plan à travers la carafe à demi-remplie ou à demi-vidée qu’il tient de la main droite, on comprend que c’est bien de vitalité, de chaleur, de désir, qu’il est question ici. D’absorber en fait jusqu’à la dernière larme ce monde qui à la fois absorbe et nourrit notre vie. Tout jusqu’à la chaleur du coloris accentuée au niveau de la poitrine, vient renforcer cette lecture qui fait de la bulle de verre soufflé dans laquelle le buveur se projette de tous ses sens – lèvres, narines, yeux, sont pris à l’intérieur de ce cercle – le lieu d’une relation dynamique et essentielle que toute l’œuvre nous invite à partager.

 

Alors oui, je veux bien que la vie soit éphémère et que toujours trop vite asséchée soit la coupe de notre existence, mais le tableau du Carrache, plutôt qu’à ressasser toutes les fragilités bien connues de notre condition d’homme et les rigueurs aujourd’hui de notre confinement, invite lucidement à boire cette vie jusqu’à la dernière goutte. Car me retient aussi dans cette image, qu’à la différence de bien des portraits de buveurs, ou buveuses, le visage qu’on découvre sur la toile n’est pas une de ces trognes rougeaudes – je pense à celles de Hals, de Jordaens – ou avachie – Manet - mais a le regard vif et net de qui ne regarde pas qu’en lui mais toujours vers l’avant et aussi vers le haut.

 

De fait ce n’est pas l’homme qui est une bulle mais chacun de ces innombrables moments par quoi sous la pression du désir, du sentiment, de la curiosité, de son appétit de vivre, tout au long de son existence tout son être s’accroît, s’avive, au point qu’il s’y trouve absorbé. Que ce soit la beauté d’un paysage que peut-être il ne reverra plus, le sourire d’un être qu’il aime, le caractère transperçant d’une phrase, d’un récit, d’un poème, un petit pan de mur jaune, un simple craquement de feuilles sèches sous son pied, voire, c’est égal, le pur sentiment d’exister le matin quand il ouvre sa porte pour promener son chien, chacun de ces instants qui étincellent, il le sait ne durera pas. Mais d’autres bulles se formeront tout au fond de son verre et de nouveau se libèrera en lui l’impression que quelque chose en lui se dilate aux dimensions du monde et que la vie l’attend. Comme elle attend l’enfant qui bien sûr mourra un jour. Riche toutefois de toutes les expériences2, la plénitude, les joies, la sagesse, que son existence, on l’espère, lui aura apportées. 

 

Alors oui, de la toute fraîche enfance à la vieillesse racornie, envolons-nous parmi les bulles dans le plaisir toujours renouvelé de l’ouverture et de la découverte. Et comme nous y invite le poète Jacques Darras dans son Ode au Champagne3, rendons grâce à ces bulles qui grimpent dans le verre « par toutes leurs échelles comme une population d’anges » et à jamais s’élevant gardent quelque chose à nous dire et à nous faire partager de l’ordre infini des temps, de la craie par exemple sur laquelle se sera formé le vignoble et des centaines de millions d’années qu’elle a mis pour s’accumuler.

NOTES

1. Voir : http://ihrim.huma-num.fr/nmh/Erasmus/Proverbia/Adagium_1248.html

2. Il faut lire sans doute à ce propos la Petite métaphysique des jouets, de Nicolas Witkowski qui prolongeant son Histoire sentimentale des sciences fait l’ éloge de l'intuition enfantine et montre que c’est toujours l’appréhension d'une loi naturelle, une certaine façon de s’initier au mystère du monde, ce qui explique son air de concentration, qui se joue dans ces moments où l’enfant par exemple après avoir trempé sa paille dans le verre s’ingénie à en faire s’envoler sa bulle de savon.

3. Qu’on peut lire dans l’anthologie parue chez Poésie/Gallimard sous le titre l’Indiscipline de l’eau, pages 155 à 159.

4. Sur le tableau du Carrache voir toutefois ce que j'en écris dans un article plus récent :  https://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2020/11/en-nos-propres-poreuses-et-oscillantes.html#more