mardi 8 décembre 2020

PLAISIR DE REGARDER. SUR UNE SCÈNE DE BATAILLE DE VAN DE VELDE LE JEUNE. 1666.


Les scènes de batailles navales sont un genre particulier de la peinture de marines. Un genre que la plupart de ceux qui fréquentent occasionnellement les musées ont l’habitude de dédaigner. Il offre toutefois au peintre l’occasion de multiplier les effets, mettant en évidence l’excellence de son talent. Il offre aussi à l’amateur l’occasion d’une plongée dans l’histoire. De s’interroger aussi, comme toujours, sur ce qui se voit omettre dans toute représentation.

 S’il est de grandes compositions comme celles réalisées pour le Palais des Doges par Tintoret et Véronèse[i] qui accablent un peu le regard par la somme des scènes et des évènements de peinture qu’elles donnent à admirer, on trouve facilement des œuvres plus modestes procurant au regard comme à l’esprit qui le sous-tend, matière à, sinon s’émerveiller, du moins s’activer et ressentir aussi ce plaisir de plus en plus rare aujourd’hui d’échapper aux emballements convenus.

 Les Van de Velde forment une de ces dynasties de peintres de marines qui s’illustrèrent dès le Siècle d’Or aux Pays-Bas puis en Angleterre où la situation disons remuante de leur pays d’origine les amena à s’installer. On rencontre leurs œuvres aussi bien au Rijksmuséum d’Amsterdam qu’à la Wallace Collection de Londres. Et il suffit au visiteur de se rendre à l’ancienne Tate pour admirer comment dans certaines toiles de Turner leur art se retrouve génialement bousculé, certes, transfiguré, sans toutefois être totalement renié.

 Le hasard m’ayant, récemment amené à mettre un peu le nez dans ce qui fut appelé « la bataille des quatre jours » qui fit de cette partie de mer près de laquelle je vis, le lieu d’une « parade d’enfer » qui ne fut dépassée en horreur, je pense, que par le funeste épisode évoqué par Aragon dans sa Nuit de Dunkerque, j’ai recherché dans cette banque de photographies que je ramène de mes pacifiques traversées de musées, ce que j’y avais retenu des toiles de ces anciens maîtres.

 Celle dont je contemple aujourd’hui l’image sur l’écran de mon ordinateur date de 1666, l’année même des combats et se trouve au Rijks. Elle est de Willem van de Velde, dit le Jeune, né en décembre 1633 à Leyde. Mais mort en 1707, à Londres. N’ayant pas encore abandonné son atelier d’Amsterdam qui était aussi celui de son père, la scène que s’attache à rendre notre artiste est tout à la gloire de la marine néerlandaise ici commandée par le célèbre lieutenant-amiral Cornelis Tromp, personnage haut en couleur, vaniteux mais populaire, n’ayant écrivent ses biographes, que mépris pour les autres et d’intérêt que pour ses propres affaires[ii].

 On ne voit sur la toile ni l’amiral vainqueur, ni l’amiral vaincu. Que ne représentent au premier plan que leurs navires, bien plus nets et imposants que les autres. La Chronique ici nous apprend que le navire amiral anglais The Royal Prince s’est malencontreusement immobilisé du fait de la marée basse sur un banc de sable et incapable de manœuvrer est devenu pour la flotte ennemie qui s’approche une proie facile. Bien qu’il ait été ingénieusement conçu pour résister à la plupart des tentatives d’abordage, et qu’il suffirait peut-être de résister quelques heures pour profiter de la marée montante et dégager le vaisseau, l’envoi par les hollandais de brûlots amène le commandant à ordonner qu’on affale les voiles et descende les drapeaux en signe de reddition. Des hollandais arrivent alors par canots pour prendre le contrôle du bâtiment anglais. On peut s’émerveiller de l’ensemble des détails par quoi le peintre ici soutient l’intérêt dramatique de sa toile sans trop insister cependant sur l’état de vulnérabilité singulier où s’est mis le Royal Prince. De la façon aussi dont par l’orientation qu’il donne aux deux personnages principaux du tableau que sont les 2 grands navires en présence, il ouvre en profondeur sa scène la liant au grand évènement dont ce qui paraît sur le devant n’est qu’un des épisodes. Et les amateurs comme moi de cette vie puissante et indifférente de l’immense nature apprécieront la façon dont à l’agitation des hommes répond l’agitation mesurée des vagues mais aussi du ciel que les fumées des combats et des navires en flamme, qu’il faut imaginer à l’arrière de la scène, estompent de tout un dégradé de nuances subtiles.

 Il est intéressant contemplant ce tableau sans pathétique, tout à la gloire des pavillons, des voiles, de savoir que ces quelques jours de combats qui se déroulèrent au large des côtes aujourd’hui belges ne firent pas moins de 4000 morts dont 4 amiraux, 2 de chaque côté. Et que comme dans le célèbre conte de Voltaire, Candide, chacun des belligérants s’empressa de proclamer sa victoire. Qu’il y eût fête à Londres où la bière coula sans doute à flots, dans les pubs, alors que les historiens s’entendent aujourd’hui pour accorder le gain de ces rudes batailles à leur adversaire hollandais. Qui préservèrent ainsi leur commerce d’épices avec leurs lointaines et précieuses Asies.

Nul à ma connaissance mieux que Victor Hugo n’a su rendre par des mots la vulnérabilité de l’homme confronté aux violences de la mer. Et il suffit peut-être de lire les mots qu’il trouve dans Quatre-vingt-treize pour évoquer l’épreuve que subit la corvette royaliste La Claymore acculée sur des récifs par six vaisseaux de guerre de l’armée de la République, forts de leurs quelques 360 bouches à feu, pour imaginer le spectacle terrifiant que pouvaient constituer des batailles comme celles des quatre jours rassemblant près de 200 navires et des milliers d’hommes de troupe sur la surface mouvante et parfois traître d’une mer prête à les engloutir.

 « La lutte commençait [écrit Hugo]. La mer se couvrit de fumée et de feu. Les   jets   d’écume   que font les boulets en tombant dans l’eau piquèrent les vagues de tous les côtés. L’horizon s’incendia. On eût dit un volcan qui sort de la mer. Le vent tordait cette immense pourpre de la bataille où les navires   apparaissaient disparaissaient comme des spectres. Au premier plan, le squelette noir de la corvette se dessinait sur ce fond rouge. On distinguait à la pointe du grand mât le pavillon fleurdelysé. »

 Victor Hugo on le sait est un œil. Et un visionnaire. Et sûrement qu’à ses yeux les toiles trop bien mesurées des Van de Velde dont la fureur des combats et les drames individuels qu’elle recouvre se sont  absentés, devaient paraître bien sages. Mais c’est une des ruses de l’art de nous cacher ce que nous apprend la réalité. Et le plaisir du regardeur d’imaginer ce qui n’est pas montré.



[i] Celle de Tintoret en particulier célébrant la mythique Bataille de Salvore fourmille de scènes de combats mettant d’ailleurs au premier plan le crane chauve d’un marin transpercé par un carreau d’arbalète.

[ii] Toute ressemblance avec son quasi homonyme américain ne peut être bien sûr que le fruit du hasard.

 

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