C’est au musée de l’Orangerie que se trouve, dit-on, la plus riche collection d’œuvres du peintre d’origine russe Chaïm Soutine, « el pintre brut[1] » comme le surnommaient les habitants des petites villes du sud, de Ceret en particulier, où il résida quelques temps au lendemain de la première guerre mondiale.
L’exposition que ce musée actuellement lui consacre en mettant en lumière ce qu’un peintre comme Willem De Kooning lui doit n’a pas seulement été pour moi l’occasion de redécouvrir un peu autrement ses œuvres mais de réfléchir avec ce qui me reste de cervelle à la façon dont ce peintre est encore aujourd’hui accueilli ou perçu. Comme malheureusement trop souvent, on constate que la dimension biographique reste un des cadres privilégiés de la perception des œuvres. Avec la bourgeoise fascination que nos publics comme beaucoup de ceux qui les racolent éprouvent pour les artistes maudits. Les existences risquées. Les grands ratages affectifs… La peinture de Soutine reste, c’est vrai, du pain bénit pour ceux qui ne peuvent remarquer un geste enlevé de peintre, un tourbillon de forme, l’écrasement sur la toile de la moindre écarlate sans y mécaniquement voir le signe d’une blessure intime. D’un tourment non résolu.
Non que les vies successives de cet homme en fussent dépourvues. Mais j’ai l’intuition peut-être un peu paradoxale que c’est de vie, de vitalité, de vitalisme peut-être, que même dans ses écorchés, ses sanglantes dépouilles et bien sûr ses paysages, peut-être aussi ses portraits, sa peinture nous parle avec une sorte d’évidence tellement aveuglante qu’on risque de la manquer.
Fascination pour les rutilantes et sauvages matières, enfoncement au cœur des forces élémentaires ou barbares de la vie, accompagnement à travers la peinture des puissants dynamismes qui traversent partout la vaste chair du monde, personnellement je préfère céder à ce lyrisme là que de voir dans l’art de Soutine, qui fut aussi, et comment, renvoyé à ses origines juives[2], l’art d’un grand « accidenté de la vie ».
De même je suis loin de partager cette idée un peu américaine qui voudrait faire de Soutine un précurseur de l’abstraction, notamment lyrique, alors que c’est tout le contraire que je perçois : un peintre qui s’obstine à dégager de l’abstraction des premiers mouvements retenus par la toile la puissante figure d’une réalité que chacun de ses gestes vise à faire advenir sous ses yeux. Figuration ardente, transcendée, impatiente de se révéler. Voilà pour moi vers quoi convergent tous les efforts de Soutine. Pas l’inverse.
Bon. N’étant pas critique d’art, je n’en dirai pas plus. N’ajoutant pour terminer que c’est par la littérature quand même, et la magie créatrice des mots, que j’en suis venu à ce Soutine là. Par les mots de Giono. Le récit par exemple qu’il fait sur une dizaine de pages de l’écorchement d’un chamois dans l’Eau vive, de la splendide évocation d’un hêtre dans un Roi sans divertissement, de la conception de notre relation à la nature qu’il illustre dans Colline et tout son cycle de Pan.
VOIR NOTRE SÉLECTION DE TOILES COMMENTÉES.
[1] Le peintre sale. Les anecdotes pittoresques ne manquent pas à ce sujet.
[2] Ainsi le critique Maurice Raynal qui affirme en 1928 que «L'art de Soutine est l'expression d'une sorte de mysticisme juif à travers des détonations de couleurs horriblement violentes […] un cataclysme pictural […] véritable antithèse à la tradition française. Il défie toute mesure et contrôle dans le dessin et la composition. Le sujet est jeté sur la toile n'importe comment […] Tous ces paysages tordus, dévastés, désaxés, tous ces personnages horribles, inhumains, traités dans un ragoût de couleurs incroyables, doivent être considérés comme l'étrange ébullition de la mentalité juive élémentaire qui, fatiguée du joug rigoureux du Talmud, a donné un coup de pied dans les tables de la Loi. »
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