vendredi 30 juin 2023

REPRISE DES TROIS LIVRES "MAROCAINS" DE JAMES SACRÉ AUX EDITIONS TARABUSTE !

Les éditions Tarabuste redonnent à lire l'ensemble des trois livres "marocains" autrefois séparément publiés par André Dimanche sous des couvertures signées d'Olivier Debré, Jean Degottex et Jean-Jacques Ceccarelli. C'est un plaisir pour moi qui ai particulièrement aimé ces ouvrages de les voir ici rassemblés avec une intéressante postface de Serge Martin. Pour saluer cette parution que j'invite chacun à se procurer sans attendre afin de mieux s'en régaler dans la chaleur de l'été, j'ai tenu à reprendre l'article que j'ai publié dans la Quinzaine Littéraire à la sortie d'Un Paradis de poussières, le dernier titre de cette trilogie.

 
Depuis une quarantaine d’années cet ancien petit garçon de la campagne vendéenne, devenu instituteur à Saint-Pierre à Champs dans les Deux Sèvres, a la chance de pouvoir ouvrir les yeux sur bien d’autres parties de notre vaste monde. Aux États-Unis, où il a enseigné durant près de 30 ans les langues et la littérature française ; au Maroc, où il aime à se rendre régulièrement pour en revenir avec des livres dont la force toute particulière est justement de s’abstenir de toute prétention sur les choses comme de toute affirmation exagérée sur les pouvoirs de l’écriture.

 Un paradis de poussières, le dernier livre de James Sacré, qui rappellera sûrement à ceux qui le connaissent la très belle Fin d’après-midi à Marrakech, paru en 1988 chez le même André Dimanche, peut être d’abord lu comme une sorte de carnet de voyage où le poète, placé « devant/ Le spectacle répété qu’est la rue » note ce qu’il voit qui peut-être n’a pas d’importance : « vêtements, gestes des gens,/ Le décor des quelques toujours mêmes camions,/ Tel petit commerce ambulant qu’à la fin on sait (plus ou moins quand même)/ A quel heure il sera là… ».  Cela donne une série de croquis colorés, particulièrement pittoresques que renforce naturellement l’exotisme des lieux. Y apparaît ainsi la théorie des petits métiers : vendeurs de menthe, « paysans/ Presque sans forme », marchand d’escargots, de figues de barbarie, de sorbets « Avec leur caisse en bois peinte en blanc », de beignets,  leur « pâte à frire dans un seau bleu qu’éclaire le soleil.» … Cela, et tout le paysage bien sûr qui va avec, est fortement rehaussé de grands aplats de couleurs comme celle des caftans des quelques dames riches qui se promènent tôt le matin : « (Deux rouges qui passent, avec un ocre qui tempère/ L’éclat des étoffes, un vert/ Qui fait briller l’ensemble) on n’en finirait pas/ De décrire l’un après l’autre tous ces rassemblements de couleurs comme prises/ A des peintures de Nicolas de Staël ou de Matisse. ».

Sur cette bigarrure, le plus souvent se détache le geste. Celui qui dit aussi la geste, l’histoire bien vivante des hommes. Il peut s’agir de gestes d’une grande trivialité comme celui de ce vendeur de menthe qui après s’être longuement gratté le cul « accroupi dans ses pieds nus/ Roule avec énergie une poignée de sa récolte/ Dans la double feuille d’un papier journal, paquet/ Qui tombe comme il faut, juste, dans la main du client. » Comme il peut être celui plein d’attention du vendeur de figues qui apporte « un bout de chaise, avec deux accoudoirs mais sans dossier, » pour aider l’étranger à mieux continuer le poème. Sans oublier les gestes parfaits par lesquels s’effectue « tout le travail des doigts dans le plat » qu’on partage entre amis : tagra, couscous ou bissara.

C’est alors tout un monde, animé de matières, de formes, de couleurs, d’odeurs, rempli des saveurs et des expressions profondes de la vie que font se lever les lignes souples et mouvantes des poèmes dans lesquelles James Sacré n’hésite pas à marquer sa présence attentive et inquiète. Se montrant à diverses reprises, le crayon à la main, raturant ses carnets, à la terrasse d’un restaurant, à la fenêtre d’un hôtel pour s’essayer comme il dit « à décrire ça qu’on voit » avec le sentiment obsédant quand même, d’un manque de coïncidence dont rend compte peut-être la coupe particulière du vers, tranchant souvent dans le vif du corps logique de la phrase: « c’est une sorte de malaise que j’ai/ Comme de ne pas être là vraiment, de mal/ Participer à ce mélange de vie pas facile. Et de couleur verte qui sent bon. »

Car en dépit des apparences, la poésie de Sacré n’est pas une poésie descriptive. Ou pour le dire autrement, son application à décrire n’est finalement que le moyen d’éprouver comme elle peut, une existence, une présence mal assurée au monde, qui se pense avant tout comme rencontre : avec l’autre, avec les mots, avec soi-même. Et ce n’est pas pour rien que le livre fait alterner ces longs poèmes parfois mêlés de prose où se lit la discrète émotion d’un moment ou d’un paysage, cette épiphanie modeste qui parfois donne au poète solitaire l’impression que le monde le prend tout à coup par l’épaule, et ces morceaux plus courts et nettement plus intimes intitulés Gestes parlés, écrits, comme déjà l’était Marrakech, « dans l’amitié de la parole et des gestes de Jillali Echararradi. ».

Ce qui s’écrit alors et qui fait échapper totalement l’ensemble du livre à l’orientalisme de carte postale ou d’atelier d’écriture relève ainsi d’un mouvement de cœur, systole et diastole, où le sentiment, fugace et de nature confuse, que donnent les mots arrangés, d’une prise et d’une présence élargie « du corps de quelqu’un d’autre », retombe dans l’impression qu’à nouveau tout échappe. Que la matérialité poreuse et porteuse des mots, pour un cœur activé, incertain de ses vérités, n’est jamais que de la poussière vainement rassemblée pour mettre « à la place d’on ne sait pas quoi/ Qu’on a vécu, qui vient ».

Vanité du coup de la poésie ? Impuissance fondamentale du poète ? Ce serait mal connaître James Sacré que la reconnaissance de l’impossibilité de percer les mystères de notre relation au monde et au langage n’a jamais détourné du désir – du plaisir ? – de les avoisiner de toutes les façons. De tirer de son absence affirmée de souveraineté, une paradoxale puissance d’exister. Car de toutes ces poussières dont nous sommes, le poème peut faire un paradis : paradis au sens originel du terme c'est-à-dire jardin, qui comme tout jardin trouve sa forme parmi ce qui n’a pas de forme, est à reprendre chaque jour, pris qu’il est dans le temps, à la fois promesse et réalisation. Comme ce carnet qu’il rature et ratisse sans cesse. Au risque une fois trop nettoyé d’avoir à tout reprendre car on n’en finit pas avec l’amitié des choses qu’on ne peut vraiment dire. Leur publique intimité.

L'histoire de la poésie, et dans le monde entier, écrit James Sacré, n'est qu' « un brouillon continué. »

 

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