George Ault, La Lune, détail, 1945 |
« Le domaine des actions humaines m’est souvent apparu comme une place éclairée aux flambeaux, dans une nuit énorme ; dans une plaine infinie, une nuit éternelle.
Autour de toi, autour de la lumière que tu crées, la nuit trace son cercle. Ses cercles, aux dimensions toujours plus formidables ; elle s’étend jusqu’à l’infini. Tu dois sans cesse modifier la limite de ces domaines circulaires, en soustraire une partie à l’obscurité. Certes la nuit n’en sera pas réduite, elle ne fera que reculer ; mais ta vie va gagner en signification. »[i]
J’aurais bien aimé m’être souvenu de ce passage du livre de Ludwig Hohl avant de publier, il y a quelques jours, ce post intitulé Affronter l’indifférence, dicté par les sentiments mêlés qu’auront fait naître chez moi la lecture sur Facebook, d’un message dans lequel un auteur qu’on sait périodiquement invité à animer des ateliers dans des classes, se réjouissant de la perspective d’une prochaine résidence dans un lieu prestigieux, etc… se plaint quand même de voir son travail refusé par certains éditeurs, ses demandes de bourse non satisfaites, bref de se trouver encore et toujours confronté à l’indifférence, si ce n’est au mépris, de ces gens qu’il investit apparemment du pouvoir de lui accorder si ce n’est la vie, du moins la reconnaissance sociale, toute la mise en lumière et sans doute aussi la sécurité matérielle, qu’il lui semble mériter.
Comment ne pas associer pareille plainte à celle que m’adressait il y a peu, tel autre estimable poète qui devant le peu d’articles critiques suscités par son millionième ouvrage paru chez Gallimard dénonçait auprès de moi la barbarie généralisée d’un monde dont il peinait sans doute à comprendre qu’il avait sans doute comme on dit, d’autres chats à fouetter.
Il faudrait un La Bruyère pour croquer ces innombrables gendelettres que tout avantage concédé à autrui amène à se sentir injustement dépossédés. Non bien sûr que la distribution des dits avantages dans un système qui ne brille finalement pas par son ouverture, soit toujours des plus justes et des plus équitables. Et ajoutons-le, profitable aux hautes valeurs à quoi il se prétend lié. Mais il est sûr que, comme le disait Pascal à propos de l’infini, s’il faut bien constater qu’en art finalement, la circonférence n'est vraiment nulle part, le centre oui, ou le sentiment pour chacun d’être au centre, est à coup sûr partout.
On exagère d’ailleurs énormément la portée de toutes ces opérations par quoi notre monde artistique donne ou pas de la visibilité aux œuvres. Certes les grandes opérations de conditionnement médiatique peuvent nous conduire en foules aux portes de certains musées ou salles de théâtre ou de cinéma. Mais à côté de cela qui ne concourt qu’à renforcer des pouvoirs de marques, la plupart de tout ce qui s’applique à faire écho au travail des créateurs n’a qu’un effet superficiel sur la quasi totalité des publics qui s’y montrent touchés. Et la plus grande partie de ce que j’appellerai de ce beau mot de « commerce » artistique et culturel ne relève en fait – le contraire serait d’ailleurs surprenant dans un monde comme le nôtre – que de la consommation. Si ce n’est de l’ostentation.
En poésie, où les enjeux économiques sont quand même ridiculement faibles, la volonté de la plupart comme ils le disent, d’en être, ou de pouvoir dire qu’ils en sont, c’est-à-dire de se voir accueillis dans l’espace valorisant d’une publication, d’une scène, d’une résidence, bref d’une opération dotée d’une quelconque visibilité, cette volonté peut conduire à cette forme de courtisanerie généralisée qui veut par exemple qu’on s’encense chrétiennement les uns les autres, chaque auteur un peu reconnu étant susceptible d’avoir un jour à parler de vous ou vous recommander pour telle ou telle place. D’où le peu de fiabilité de beaucoup de ces comptes-rendus critiques. Qui explique sans doute la cruelle indifférence qu’ils ont aussi à affronter.
Quid alors de cette lumière que l’art t’aura fait créer. Si la nuit qui trace son cercle autour d’elle n’est même plus une vraie nuit. Si l’obscurité que tu affrontes n’est plus celle de ton être profond ou de celui encore plus profond des choses, mais la grise indifférence, l’épaisse lourdeur d’un corps social abâtardi qui t’ignore ou feint parfois de t’admirer. Ce ne sont pas ces espaces dans lesquels tu dois te situer. La plaine infinie qu’évoque Ludwig Hohl n’est pas celle où grenouillent nos communs appétits. Et c’est peut-être en nous soustrayant à un tel cercle, celui des ombres fausses, du moins en acceptant simplement de le voir comme il est, que nous ferons un peu reculer la nuit. Que notre vie gagnera enfin, qui sait, en consistance. En signification.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire