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Il est des
livres qu’on n’écrit pas sans colère. Non de cette colère furieuse des forcenés
mais de cette « triste colère »
qu’évoque le poète Alexandre Blok qui monte en soi face aux manquements dont
notre société nous fournit régulièrement le spectacle.
Non que nous
soyons obsédés par cette façon dont nos sociétés traitent la foule de ceux
qu’elle relègue de plus en plus à leurs marges. Dans un monde où des poignées
d’hommes peuvent en toute apparente légalité posséder l’équivalent des
richesses de tout un continent et où la plupart trouve normal qu’un sportif ou
un dirigeant d’entreprise gagnent en un mois plus d’une vie de salaire d’un ouvrier
qui risque, sur les chantiers qu’il enchaîne, sa santé quand ce n’est pas sa
vie, la misère, si ce n’est au cinéma, ne fait pas vraiment scandale et même si
dans nos villes elle s’expose assez clairement, nous savons parfaitement en
détourner le regard, lui opposer une sorte d’opacité rétinienne, d’indifférence
intime qui n’est sans doute qu’une des conditions du maintien de notre propre
tranquillité ou sécurité affectives.
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C’est
pourquoi un travail comme celui qu’a mené Sophie G. Lucas, avec moujik moujik que les éditions de la Contre Allée ont eu l’intelligence de rééditer après une première publication
en 2010 aux Editions des Etats civils de
Marseille, doit être tout particulièrement salué. Précédé par une épigraphe
empruntée à Jehan Rictus, ce poète méprisé qui se voulait l’ « Homère de la Débine » et n’hésitait pas
à en appeler à « la vaste et triomphante
jacquerie, l’assaut dernier et désespéré des masses vers les joies d’Ici-bas,
vers la vie heureuse et confortable, l’Art et la Beauté, tous les éléments du
Bonheur dont les humbles sont injustement privés et auxquels ils ont droit
», l’ouvrage de Sophie G. Lucas s’attache à ce « qu’on voit de nouveau ces hommes et ces femmes de la rue. Qu’on les
regarde ». Qu’on se confronte à cette part de vie et de mort que leur
corps, le décor dans lequel ils vivent et les mots qu’ils utilisent ont à
raconter. À cet insidieux et collectif mépris de la personne qu’ils ont aussi à
dénoncer.
Déclenché
par le double sentiment de colère et d’impuissance suscité par la mort d’un homme,
Francis, qui vivait sous une tente, dans le Bois de Vincennes, l’hiver 2008, le
livre de Sophie G. Lucas n’est pas comme le beau film de Claire Simon, consacré
à ce lieu, Le bois dont les rêves sont
faits, une poétique exaltation de la nature perçue comme source et cadre
d’utopies régénératrices et pas non plus simplement, comme on aura pu l’écrire,
une succession de photographies ou d’instantanés fixant l’empreinte d’une série
d’existences diversement cabossées. Non.
moujik moujik est avant tout un
assemblage condensé de paroles par lesquelles se disent, à la première
personne, des destinées, héroïques à leur manière, auxquelles l’auteur
s’efforce de laisser toute leur chance et leur force d’apparaître. Non comme
des « cas sociaux » - qu’il appartiendrait à la science politique
de venir régler - mais comme ces « Frères
humains » auxquels fait appel la célèbre Ballade des pendus de François Villon.
Car ce sont
des voix qu’on entend. Pas que des images seulement qui se forment. Des voix
qui parlent de leurs rêves et de leurs déceptions. Des murs auxquels ils se
heurtent. De leur courage découragé. De leurs affections et de leurs pertes. Qui
revendiquent des dignités. Et portent la fatigue d’avoir à ordonner avec
presque rien le monde démuni dans lequel ils se voient obligés de vivre.
Restituant
leur parole à partir d’une écoute empathique et sensible, le travail de Sophie
G. Lucas n’en produit pas pour autant un matériau brut et purement
documentaire. Il donne également forme. Par sélection et montage d’abord. Par
le choix aussi, plus surprenant, du moins dans la première partie, d’un vers
libre court n’hésitant pas à couper un certain nombre de mots pour en rejeter
la fin au début du vers suivant. On comprend aisément à partir de ce mot de
« rejet » la signification symbolique d’un tel parti-pris qui a par
ailleurs l’intérêt de faire physiquement éprouver les multiples cassures,
éclatements qui composent le monde de ces hommes et femmes qui n’entrent pas
dans les cadres bien lisses de notre société normée. Mais doivent cependant recourir
à notre commun vocabulaire pour décrire des réalités très sensiblement
différentes de celles que nos vies davantage protégées nous habituent à
reconnaître.
Et c’est bien
encore une fois l’honneur de notre poésie que d’en appeler ainsi sans discours
et sans fausse sentimentalité à de plus profondes solidarités. Et d’engager son
art au service de nouvelles générosités.
Mais, si le
travail de Sophie G. Lucas se distingue d’un certain nombre d’autres inspirés
par les mêmes déprimantes matières, c’est que comme pour son tout dernier et
admirable livre Témoin que viennent
aussi de publier les éditions de la Contre Allée, il est en profondeur porté
par une expérience viscérale, indélébile, de la misère. Ces « moujiks » qui n’ont même pas droit
dans le titre à une majuscule, mais à qui elle s’efforce de redonner une
identité propre, qu’elle parvient à remettre dans la lumière d’une société qui
n’a pas su se hisser à la hauteur des rêves de progrès et de justice que la
faillite ou plutôt la corruption des socialismes semble avoir durablement
ruinés, elle ne les évoque pas de l’extérieur. Et si elle prend bien soin de
respecter la distance dont a besoin pour être leur parole, elle sait
l’accueillir et la faire résonner autrement qu’en esprit. Dans son sang. Dans
sa chair. Étant en fait de leur famille. Ce qu’assumant à son tour l’emploi de
la première personne, elle révèle dans la dernière partie, déchirante du livre
où elle évoque la mort de son propre moujik de père. Un père qui « n’avait rien/ pour mourir […] n’avait rien à
se mettre […] n’avait rien à se mettre pour / mourir/ quelque chose sur le dos ».
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