De quel « horrible sans fin enfoui », le dernier livre de Christophe Manon nous fait-il confidence ? Quel trouble, quel profond sentiment de perte aussi, en viennent à bousculer dans certaines de ses sections, la syntaxe, au point de transformer le poème en une sorte de kaléidoscope où les mots, les éléments de phrases dans leur apparente déstructuration offrent des possibilités de lecture multipliées, retrouvant d’ailleurs par là quelque chose de l’être même de la poésie qui serait, disait Mallarmé, de s’allumer, en nous, de feux réciproques.[1]
Du corps nu de l’enfant, à celui rouge du lapin pendu par-dessus la bassine, en passant par la chevelure rouge aussi de la mère étendue sur un lit, sans compter d’autres nombreux détails que le lecteur attentif retrouvera sans peine, on n’est ici peut-être pas si loin, d’ailleurs, du moins de l’intérieur, de ce drame de l’absence et du désir, qu’un Jean-Pierre Richard par exemple voyait chez ce même Mallarmé qui dans l’Après-midi d’un Faune pouvait évoquer ce « corps que dans l’enfance Eros illumina », « la chair [qui] passe et s’allume en la feuillée éteinte », les « soirs ensanglantés » puis la foudre qui tombe.
Je sais. On a plus l’habitude de rapprocher Manon du Villon de la Ballade des pendus et du Testament que de l’auteur du sonnet en X. Et bien évidemment je n’occulte pas à quel point dans ce dernier livre, Provisoires, la pensée de la mort, les renvois à Villon, tiennent une part nécessaire[2], visible écho à ce livre récemment repris au Dernier télégramme dans lequel Manon réactive en les coulant dans son propre langage, ses propres obsessions, les strophes tout autant poignantes que comiques de son lointain ancêtre... Cependant, ce ne sera pas faire injure à Manon, qui fait de l’expression de son mal-être personnel l’occasion de mieux faire ressortir le caractère tragique et vulnérable de notre collective condition, que de voir en lui l’un des continuateurs de la poésie fin de siècle (je parle ici du XIXème) que de le représenter marchant sur les traces d’un Philippe Beck, d’un Denis Roche ou d’un Jean-Marie Gleize.
Retenons en tous cas que la voix de Manon, toujours reconnaissable malgré ses variations, son apparent disparate, fait du je le support d’un nous et de l’exposition - sans impudeur toutefois - de l’intime, le chemin d’accès à une représentation en profondeur toujours éprouvée de notre humaine nature et de notre commune destinée. Immergée dans un présent sans cesse en mouvement qui institue chaque moment vécu en instant disparu, chaque étincelle d’aujourd’hui en la cendre qu’il deviendra demain, la conscience peut bien s’affoler qui comprend vite qu’elle est nourrie de pertes, d’absences et de disparition. Promise en plus qu’elle est à sa propre mort qu’il ne lui faut pas trop d’imagination pour se figurer. Alors, « à quoi bon/ se démener/ et s’agiter pourquoi/ si demain/ il ne reste plus rien ? ». D’autant que les textes ne manquent pas pour nous dire faillis, imbéciles quoique diligents naufrageurs. « Ce que nous aimons/ nous le déchirons/ nous le flétrissons/ et nous le piétinons/ avec application/ mais pourquoi/ faut-il/ qu’il en soit ainsi/ nous l’ignorons. »
Peu de place semble-t-il alors pour la louange ou la
célébration. C’est cette dernière pourtant, qu’on sent plus volontaire parfois que
naturellement venue, qui fait que ce livre pas totalement réjouissant offre
quand même à la lecture de quoi ne pas désespérer. Car vivre pour Manon quoi
qu’il en soit de notre misère, reste « une grâce ». Un
bouleversement. Qui peut, à l’occasion, se rappeler dans la plus quotidienne manifestation
d’être. Dans le son des cloches vibrant/ dans le matin tranquille. Quand
bout l’eau du thé. Que tourne le ventilateur. Sans autre chose en
soi qu’un simple acquiescement à la vie. Ses bruits. Son mouvement. Recouvrant
tout de l’épaisseur épiphanique des choses. Et « la tremblante joie
alors de respirer ».
Impossible toutefois de se reposer dans un tel sentiment,
« traversés que nous sommes par une infinité d’infimes
sensations de fragiles souvenirs et d’espoirs dérisoires d’inquiets désirs et
de fictions » qui, nous restituant, à chaque fois provisoires, au
temps, nous emporte dans leur illusoire élan. Ne reste alors plus, pour Manon, qu’à
reconnaître la bravoure quand même qu’il nous faut pour assumer « sans
ciller ce que c’est que de vivre », accomplir comme il dit cet « énorme
labeur de se creuser une route » et plus personnellement, retrouvant
l’ancien rapport d’enfance dont jamais ne s’éteint la nostalgie, qu’à bercer
soi-même ses angoisses, ses peurs, se maternellement protéger, fortifié
peut-être alors, relevé, réchauffé, par la présence en soi de ce petit
cœur-enfant qu’on aura préservé[3].
Pour affronter ensemble l’évidence dernière, la massive
évidence d’exister, tous règnes confondus, dans la lumière du monde. Oui,
la lumière. Qu’il importe aussi d’affirmer.
[1] Il y a une conscience très forte de la résonance profonde des mots chez Christophe Manon dont l’un des premiers textes, ici, dans provisoires, évoque la façon dont le blanc qui les entoure accentue le volume d’émotion dont ils sont porteurs jusqu’à ce qu’ils se noient à l’intérieur de nous comme un éclat de lumière sur l’eau (P.13)
[2] Voir le poème page 68 qui semble tout droit sorti du Testament Villon. Et de sa célèbre danse macabre.
[3] Ce qui
donne pour nous l’une des pages les plus belles, je veux dire émouvante, du
livre :
dans la splendeur dans la pleine
splendeur du jour apaise tes peurs
ainsi sois tel qu’en pleine lumière
tu es ma joie ma toute petite
ma joie inquiète ainsi sois-tu
pourquoi mais pourquoi veux-tu
qu’il en soit ainsi ici tu peux toi
tu peux dans le vent vacillant
vivre le veux-tu sans dévorer
mon coeur mon petit ici le vent
le temps même la lumière
coulent c’est un ravissement
un rêve d’épiderme c’est assez
protège-moi protège-moi mon
petit mon coeur ensoleillé vois
comme je te protège moi un souffle
suffit à dissiper le jour est le plus
clair est perpendiculaire mais vois oh
vois donc pencher le ciel ici-bas si bas
c’est cela qu’un gros soleil embrase
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