Et voici la chanson d’Hélène Sanguinetti reparait aujourd’hui chez Lurlure. Et je me réjouis de retrouver cet ouvrage que j’avais salué à sa première sortie, en 2013, aux éditions de l’Amandier et d’ailleurs intégré à notre sélection pour le Prix des Découvreurs 2013-2014.
En voici sans en changer une ligne ce que j’en disais à l’époque sur mon blog.
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J'ai un jour dit qu'être écrivain c'est se sentir claustrophobe dans le langage des autres. On suffoque littéralement.
David Grosmann, entretien au Nouvel Observateur, novembre 2012
Pareille à rien[1], c’est ainsi qu’apparaîtra sans doute à beaucoup la poésie d’Hélène Sanguinetti, dans Et voici la chanson, ouvrage au titre a-priori trompeur si l’on attend par là quelque composition à la fois légère et facile, quelque jolie ritournelle simplement destinée à donner voix aux émotions les plus communes.
Loin des clichés dont a effectivement besoin la chanson pour trouver son public et devenir populaire, la poésie d’Hélène Sanguinetti nous propose la traversée d’une langue qui n’est plus celle arrêtée des échanges quotidiens, des pensées raisonnables, soucieuses essentiellement du principe de réalité, mais une langue multiple, kaléidoscopique, à la fois remuante et magique, toute entière portée vers l’inouï, l’ébloui, la fraicheur et le terrible d’un monde dont elle cherche en fait à éprouver par delà le bien et le mal, les figures opposées, la force première, qui serait la vie nue. Ou plus justement peut-être : le sentiment panique (au sens grec) de la vie.
Recréer derrière l’ordre des représentations apprises le surgissement à chaque fois singulier du monde implique pour le poète de réveiller la parole. La libérer de son poids de conventions. S’affranchir de son joug. Affirmer radicalement au risque de l’incompréhension la jouissance d’un parler propre[2]. Chez Hélène Sanguinetti cela s’effectue par ce que l’on pourrait appeler, en reprenant les mots d’Heinz Wismann dans le chapitre qu’il consacre à la poésie dans Penser entre les langues, une multiplication « d’exploits linguistiques ». Une succession de secousses, de décharges imaginatives, une production ininterrompue d’intensités affectives qui comme le dit toujours Wismann à propos de l’hymne romantique « cherche son destinataire avec la force de propagation d’une vague de chaleur ».
Variations typographiques, insertions de dessins, de formes automatiques, utilisation singulière de la ponctuation, ruptures métriques, bouleversements syntaxiques, inventions verbales, néologismes, alliances inattendues, juxtapositions d’époques et de références, conjugaisons, superpositions de voix venues d’on ne sait où, commentaires elliptiques, reprises, refrains, jeux des paronomases, des onomatopées, insistance des structures exclamatives, des formes infinitives, tout cela, à la fois décousu, éclaté et pourtant profondément lié, compose une suite exubérante, disparate, jubilatoire, surgissant comme une ré-invention permanente de la langue à travers un désir de parole, un désir de vie, dont le lecteur ne doit pas chercher à découvrir à chaque pas le sens, la dimension référentielle, opération dans laquelle il se perdrait, mais par quoi il doit se laisser porter, s’abandonner, comme il s’abandonne à la musique, aux couleurs d’un marché, à l’eau dans laquelle il se baigne, l’air, aux paysages dans lesquels il trouve à respirer. Tous pores, oui, et tous les sens ouverts.
A qui saura l’entendre alors, l’écoute de cette parole tout à la fois lumineuse et obscure, proche et singulière, qui garde un goût merveilleux d’enfance ne serait-ce que par le matériel des contes bien souvent employé, le caractère joueur, habité, de ses inventions syntaxiques et lexicales, sa constante puissance aussi d’étonnement, jusqu’à l’utilisation des grandes tailles de caractères, laissera une impression de vitalité profonde. Vitalité qui ne doit cependant rien à l’oubli ou l’ignorance des forces meurtrières les plus sombres et terribles du monde comme en témoigne dans les premières pages du texte l’émouvant passage évoquant la tragédie toujours ignorée du Cap Arcona, ce navire de croisière allemand transformé par les nazis en prison et coulé dans la mer Baltique, par les alliés, avec ses 7500 déportés, aux tous derniers jours de la guerre. C’est que la joie d’exister qui est celle d’Hélène Sanguinetti dans ce livre se fonde sur une conscience aiguë de tout ce qui pourrait de partout la briser. Perspective qu’elle met en scène d’ailleurs dans la danse plutôt que dans la confrontation tout au long de son texte de JOUG et de JOUI dont sa quatrième de couverture indique qu’ils « sont le jour et la nuit, la lune et le soleil, l’eau et la soif, Eros et Thanatos, mais aussi bien le Méchant et le Gentil des contes, le malheur et le bonheur, malchance et chance, douleur et plaisir, elle et lui, tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne. Deux anguilles, deux drôles de larrons inséparables ». Bref toutes les faces opposées, dissonantes, résonnantes, déconcertantes aussi qui constituent le lot de notre incertaine, confuse mais aussi captivante humanité.
Et si la parole semble partout diffractée dans cet univers singulier, dispersant éclats brillants et d’autres comme elle dit, terreux, elle fait toujours en filigrane courir, circuler la chanson têtue, obstinée de cette voix en nous qui a tous les visages sans en avoir aucun, qui veut joie, veut chanter tout, regoupiller tout le chanter ![3] Sans chercher jamais à se sédentariser. Certaine que ce qui en fait le tranchant, c’est l’ouverture. Sa vitale, inépuisable, mobilité.
[1] Voir son Alparegho, pareil-à-rien, à l’Act Mem, 2005
[2] C’est une des dimensions de ce combat de JOUG et de JOUI que met en scène le livre.
[3] voir p 108 : Je veux/joie/ je veux/ chanter tout/ regoupiller/ tout le chanter/ Ey !/ qu’ils / viennent/ jours/ de cobra/ nuits/ soyeuses/brutes/ jours/ soyeux/ jours nuits/ puantes/ suif/ nuit/ viennent/ joïr/ d’enjoye/ Ey !
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