Le métier de poète engendre bien des frustrations. Aspirant comme chacun et peut-être un peu plus que les autres, à la reconnaissance, le poète, qu’il soit non édité, mal édité, bien édité mais toujours trop peu lu, jamais invité, ou si peu, sur les grands tréteaux culturels du temps – c’est son lot – ne s’estime jamais à la place, éminente, centrale, à laquelle en son for intérieur, il aspire. C’est que, même si ce qu’il lui arrive de produire se révèle au regard objectif d’un intérêt modeste[1], il est de ceux qui éprouvent au-dedans d’eux cette fameuse « puissance d’art » dont parle Nietzsche, qui l’amène à se persuader, peut-être pas d’ailleurs totalement à tort, qu’il est plus amplement ou profondément vivant que l’immense majorité de ses pauvres semblables.
Certains, comme on le voit de plus en plus, en appellent à la puissance supposée des terrifiants réseaux sociaux pour, de like en like, se donner l’illusion d’être. D’autres, moins naïfs ou moins patients peut-être, se consolent du sentiment de mépris dans lequel ils étouffent, en vitupérant les éditeurs, les lecteurs, le bourgeois, le système, la vie même, quand ce n’est pas tout simplement leurs confrères, consoeurs, supposés n’être, par rapport à eux que de maigres faiseurs. Des imposteurs.
La vague toujours recommencée de cette « poésie bavardage » qui lèche de plus en plus aujourd’hui les plages communément indifférentes de notre lointaine attention ambitionne de faire entendre comme je l’ai par certains entendu dire, le flux d’énergie largement désabusée de notre époque dans la forme décomplexée que lui permet l’accumulation de toutes les licences modernes. Ainsi certains parviennent-ils à faire entendre un peu plus leur voix. Mais force est de reconnaître qu’au-delà de la sympathie que parfois peut inspirer leur auteur, les ouvrages ainsi produits ne produisent d’effets qu’éphémères et superficiels. Et que compte davantage ici l'essence même du discours - posture, caricature et présomption - que l’exigence proprement poétique d’inventer, recomposer, approfondir, à partir du langage, notre relation, à la fois singulière et commune, aux choses auxquelles nous nous trouvons tissés comme au monde sans cesse à redéfinir, qu’obscurs, nous habitons.
[1] Il nous faudrait sans doute admettre plus largement que nous ne le faisons qu’est souvent de peu d’intérêt ce que nous propose une partie de la production poétique actuelle qui comme l’écrit Prigent dans un passage de son Journal de 2020, à lire sur Sitaudis, ne relève que de la réplique narrative des phénomènes, de la déclaration d’opinions, de l’ornement rhétorique et du pseudo-supplément d’âme. J’y ajouterai pour ma part la bouffissure philosophique, la surintellectualisation de la pensée, les diverses formes de surévaluation moderniste rendues le plus souvent possibles par les postures et les positions intimidantes du moment… Mais bon, tout cela n’est peut-être que la conséquence ordinaire d’une démocratisation de la production artistique générale. Lautréamont ne réclamait-il pas que la poésie soit faite par tous. Je revendique moi-même le droit et affirme l’importance aussi pour chacun de mettre des mots qui lui soient propres sur la vie. Une parole. Peut-être alors que ce qui est en question c’est tout ce commerce de valorisation narcissique et de connivence généralisée autour de cette parole, cette grossière manufacture de l’attention et des échanges intéressés, par quoi chacun tente de remédier à l’absence de considération dont il se sent victime dans une société qui, c’est vrai, s’applique de moins en moins, à se montrer ouvertement curieux de l’autre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire