JACQUES MONORY, JARDINAGE N° 17, 1988 |
Pour me faire mieux comprendre
je prendrai deux ouvrages sur lesquels je repousse depuis plusieurs semaines le
désir de dire, sincèrement, quelques mots. Et dont je sais qu’ils ont donné
naissance à bien des commentaires dont j’ai pu suivre la trace par la magie de
plus en plus efficace du net et des réseaux sociaux.
Le joli petit ouvrage d’Estelle
Fenzy, d’abord, Le chant de la femme source, amicalement adressé par son
éditeur Michel Fiévet, me confirme dans ce que je pense de la poésie de cet
auteur, représentative d’une foule de courtes productions qui ne cessent de
s’enfermer dans le vocabulaire étroit de la belle nature pour y épancher de
façon aimable une sentimentalité respectable certes mais n’ouvrant sur rien de
nouveau, de singulier. Le mérite d’Estelle Fenzy est ici celui d’une excellente
fabricante qui donne au lecteur peu au fait des avancées de l’écriture poétique
de ces dernières décennies, ce qu’il continue d’attendre : des évocations
idéalisées, séduisantes, harmonieuses, d’états d’âme attendus lui permettant de
se projeter dans un univers factice de concetti qui ne sont pas sans talent, je
veux bien, mais dans lesquels le signe l’emporte toujours sur le sens, la
manière en fait sur l’idée [1].
Ainsi par exemple ce
poème :
Par longue
pluie
la rivière
se cabrait se
cambrait
lavait ses
rubans
gommait ses
berges
cousait des
draps neufs
dans les
roseaux
Se
déprendrait-elle de nous
Il manquait
une hirondelle
pour écrire
notre histoire
Le gros livre de Pierre
Vinclair, La Sauvagerie, qu’il a pris soin de m’adresser bien avant sa
sortie publique est de tout autre facture, ayant retenu bien davantage mon intérêt,
attentif que je suis au travail en profondeur de son auteur qui mène
dans le champ poétique actuel un triple voire quadruple travail d’auteur, de
critique, de traducteur, que sais-je encore, de responsable de revue et de
maison d’édition… L’ambition particulière de ce qu’il nous présente aujourd’hui
comme « une épopée totale concernant l’enjeu le plus brûlant de notre
époque, la crise écologique, la destruction massive des écosystèmes »,
reposant sur rien moins que cinq centaines de dizains dont cinquante commandés
à autant de poètes contemporains francophones et anglophones, mériterait de ma
part une étude infiniment plus fouillée que celle que je m’apprête à donner
ici. Qu’on se rassure, la prise que Pierre Vinclair a fini par s’assurer sur le
champ poétique actuel fait que son livre n’est pas à court d’échos et de
commentaires auxquels on se reportera pour en savoir davantage. Mon propos
n’est ici que d’expliquer les raisons qui m’ont retenu d’en faire plus vite
état alors même que je pense bien m’être, un des premiers et la plume à la
main, penché sur la totalité des poèmes dont ce livre est composé. Pierre
Vinclair se réclamant ouvertement de la Délie de Maurice Scève (1544) on
m’autorisera de partir d’un passage du Courtisan (1528) de B.
Castiglione que m’a tout récemment rappelé une intéressante étude menée sur
l’art du portrait dans la première moitié du XVIème siècle, pour faire
comprendre ici, de rapide façon peut-être, ma pensée : «Pour avoir souvent réfléchi à l’origine de cette gracia, en
laissant de côté ceux qui l’ont obtenu du ciel, j’ai conçu – écrit le
diplomate italien - une règle universelle [...] qui consiste à fuir autant
que possible l’affectation comme un écueil aussi acéré que dangereux ; et, pour
employer peut-être un terme nouveau, user d’une certaine sprezzatura,
qui dissimule l’art et laisse entendre que tout ce que l’on fait ou dit est
venu sans effort, presque sans y penser. C’est de là, je
crois, que provient la gracia.
Chacun sait bien que les choses rares et bien faites sont difficiles, de sorte
que la facilité en elles engendre l’émerveillement. Et au contraire, faire des
efforts et, comme on dit, tirer par les cheveux, créé beaucoup de disgracia
et fait accorder peu de mérite à une chose aussi grande soit-elle ». Oui, si
le Chant de la femme source en fait trop dans la « grazia »,
si bien que par rapport à la réalité crue il fait l’effet pour moi d’une
photo complètement retouchée sur Photoshop, La Sauvagerie assurément
n’en fait pas tout-à-fait assez, sollicitant sans répit l’attention critique de
son lecteur, mobilisant quantité de savoirs linguistiques et culturels qui peu
à peu l’écrasent. Surtout, à vouloir systématiquement s’enfermer sans renoncer
pour cela à la liberté de sa phrase, dans le cadre d’une forme fixe à vers
comptés, décasyllabes et alexandrins, cette poésie conduit à des contorsions
dont aucune sans doute ne manque d’intérêt mais dont la multiplication fatigue.
On me dira bien sûr que la sauvagerie n’a que faire de plaire et de séduire
autrement que par son caractère âpre, farouche, hérissé. Et que l’objectif que
son auteur fixe à la poésie l’écarte résolument de toute ambition de simplement
plaire et servir d’aliment à ce désir mondain de distinction par la culture
auquel se réduit trop souvent notre goût affiché des arts et de la poésie.
Certes, mais n’y-a-t-il pas quelque contradiction dans le fait d’enrôler la
poésie au service d’un « combat » jugé à juste titre
essentiel, d’envisager à partir d’elle la possibilité « d’un avenir
commun – sur la Terre qui nous doit être, comme la Délie pour Scève, l’objet de
plus haute vertu » et du même mouvement, distraire de cette armée de
lecteurs de bonne volonté qu’il faudrait pour cela sensibiliser, le plus grand
nombre, rebuté par l’excès d’intellectualisme, la multiplication des événements de prosodie et de langue qui sacrifie malheureusement souvent la fin au profit
des moyens.
Je sais que pour Pierre Vinclair dont j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le
livre qui double chez Corti la parution de la Sauvagerie [2] que
la lecture relève d’un « corps à corps avec le texte, où la noyade
(dans la matière verbale) est toujours possible et dont il faudra sortir
vainqueur si l’on veut continuer son expérience », mais si j’admets
aisément que toute lecture authentique relève d’un travail étroit et parfois
difficile de co-construction du sens, je n’aime pas trop l’idée de cette
épreuve de force qui sous-tend l’image de l’auteur. Et fait de la lecture
l’équivalent d’une course d’obstacles. Tous les lecteurs ne sont pas des
champions. Ne sont pas des héros. Et tous ne tiennent pas non plus à tester
dans les livres l’endurance et la fermeté de leurs muscles mentaux.
Reste qu’à la différence des œuvres comme celle d’Estelle Fenzy, les
ouvrages du type de celui de Pierre Vinclair méritent largement qu’on s’y
intéresse. Ne serait-ce que par la solidité et l’ampleur des éléments de
réalité concrète qui lui servent de matériaux et contribuent à nous permettre
d’élaborer, sans illusion, une pensée à la fois large et profonde des
problématiques les plus vraiment inquiétantes du temps. Dans une conscience
aiguisée de la fragilité de notre séjour, à nous humains, sur cette terre, que
des siècles et des siècles de civilisation ne nous ont pas appris – ce serait
plutôt l’inverse – à voir pour ce qu’elle est : non pas un monde pour
l’homme avec de la nature dedans, mais un monde de vies multiples, pour la
plupart bien plus anciennes et peut-être intelligentes que les nôtres, que nous
sommes venus impudemment saccager.
[1] Je sais
bien sûr qu’on ne fait pas de la poésie avec des idées mais avec des mots.
Encore faut-il à ce sujet bien s’entendre. Cette boutade de Mallarmé à son ami
Degas ne signifie pas que la poésie n’a rien à voir avec les idées, ce qui
serait absurde. Simplement, pour le dire vite, que le poème à la différence de
ce qui se passe dans l’utilisation courante du langage laisse l’initiative aux
mots, créateurs d’idées si possible nouvelles au lieu de ne voir en eux que les
matériaux d’une simple traduction de la pensée.
[2] Agir
non agir, éléments pour une poésie de la résistance écologique,
éditions Corti, 2020.
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