« Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, nous ne sommes pas des appareils objectifs et enregistreurs avec des entrailles en réfrigération, — il faut sans cesse que nous enfantions nos pensées dans la douleur et que, maternellement, nous leur donnions ce que nous avons en nous de sang, de cœur, d’ardeur, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de fatalité. La vie consiste, pour nous, à transformer sans cesse tout ce que nous sommes, en clarté et en flamme, et aussi tout ce qui nous touche. »
C’est à ces magnifiques paroles de Nietzsche, extraites du Gai savoir, que je songe immanquablement
avant chaque rencontre. Notamment en milieu scolaire. Que j’y intervienne comme
poète, même un peu négligé par ses pairs, ou plus indirectement comme
accompagnateur et organisateur.
Guère étonnant dès lors qu’il m’arrive d’être déçu après certaines rencontres qui m’ont donné l’impression d’être restées sur le plan de l’anecdotique et des effets de surface auxquelles se prête si facilement la parole habituée, que n’habite plus vraiment le souci de se rendre présente à ses origines profondes, à ses doutes, à ses failles … Et je comprends qu’on puisse, comme le fait François Leperlier dans un livre dont j’ai récemment rendu compte, s’interroger alors sur l’intérêt qu’il y a à faire venir devant des classes, parfois à grands frais, des auteurs dont l’intervention n’aura finalement rien apporté qu’un semblant de distraction dans le continuum toujours un peu lassant de l’existence scolaire.
Transformer par la parole, en clarté et en flamme, ce que
réellement et toujours sans jamais bien le savoir, nous sommes, n’est pas chose
facile. Surtout lorsqu’il s’agit d’en témoigner devant un public jeune que rien vraiment ne prépare, dans son cursus
scolaire, à entrer dans semblable relation. Et peu de choses permettent d’en
mesurer le réel effet et d’en justifier pleinement la mise en œuvre.
C’est pourquoi je remercie les professeurs qui, après les
rencontres que je leur ai proposées me font part de ce qu’en ont retiré leurs
élèves et portent ainsi à ma connaissance les effets profonds que sont en
mesure de produire de tels évènements de parole et surtout de présence dès lors
qu’ils se trouvent réellement accomplis.
Ainsi, des différentes réactions que j’ai pu rassembler à
propos de la venue de Lili Frikh, dans le cadre de la participation des
quelques 500 élèves de Boulogne et de Calais au Prix des Découvreurs, je
retiens ce long message que m’envoie Céline, jeune professeur agrégée, à la
suite d’une rencontre où ses élèves d’une bonne première scientifique, bien
préparés à cette intervention, sont cependant restés quasi muets en dépit des
diverses tentatives effectuées pour les faire réagir.
Je livre ce message dans son intégralité sans y rien
changer.
Après discussion avec la moitié de la classe de 1re, voilà quelques
choses dites :
Avant tout, certains ont trouvé sa voix et sa façon de parler
déstabilisantes. Ils m'ont dit qu'ils ont eu besoin d'un moment pour s'habituer.
Ils l'ont trouvée extrêmement douce ! il faut croire que les professeurs et les
parents les habituent à un rapport plus dur aux adultes, à la parole de
l'adulte? ça semble très superficiel mais il y a peut-être quelque chose à
creuser...
Pour le fond,
Premièrement, ils ont trouvé que ce que leur demandait Lili était très
intime, ils n'ont pas osé la juger / questionner ... la première explication
qu'ils donnent c'est donc un sentiment de malaise pour elle.
Ils ont aussi avoué que cela les plaçait dans une posture qui les
exposait aux autres et qu'ils auraient pu lui parler ... sans témoin ! Ils ont
donc compris d'eux-mêmes que le regard des autres les empêchait de prendre la
parole.
Une élève a, comme tu le supposais, trouvé que Lili se trompait quand
elle leur a dit qu'ils ne vivaient pas ce qu'elle avait vécu et du coup s'est
sentie exclue de l'expérience, une autre en revanche a pris cela pour une
provocation dans le but de les inciter à prendre la parole, et c'est le moment
où elle avait le plus envie de lui dire qu'elle se reconnaissait en elle.
De manière générale ils ont vraiment eu l'impression de comprendre les
textes, de les comprendre autrement ou vraiment. Grâce à ce qu'elle a raconté
mais aussi grâce à sa lecture.
Ils me disent que les questions qu'ils avaient préparées sont devenues
insensées, sans intérêt face à la force de l'échange.
On s'est ensuite permis de prendre un peu de recul. On a cheminé sur la
question de l'intimité notamment. Ils étaient tous d'accord pour dire que
c'était une discussion à cœur ouvert, qui plaçait Lili dans une posture
vulnérable et qui les exposait s'ils intervenaient... et pourtant, ils
constatent qu'ils ne "connaissent rien" de Lili. Ils ne sont même pas
sûrs que c'est son vrai nom (ils en doutent vraiment), elle n'a pas dit
son âge, parlé de sa famille, de ses revenus, du lieu où elle vit... on en
est venu à se demander ce que c'était parler de soi, se livrer, et en fait
c'était très intéressant de constater qu'elle en a plus dit sur elle-même que
si elle avait abordé les points que l'on évoque habituellement quand on croit
parler de soi (même dans la posture du poète qui parlerait de ses influences
personnelles, du lieu ou de l'heure à laquelle il écrit, etc). On a parlé de la
bête, des mots, et si certains ont trouvé qu'elle allait très loin (trop loin
pour leur entendement), ils ont bien senti qu'il y avait quelque chose
d'existentiel... pour quelques uns ça n'a pas fait sens mais beaucoup ont
vraiment compris mais compris pour la première fois quelque chose qu'ils
ressentaient sans mettre le doigt dessus avant aujourd'hui. Ils ont donc
découvert quelque chose sur eux-mêmes et pas retrouvé un sentiment qui les
avait déjà traversés... c'est peut-être cela qui les a empêché d'avoir
l'assurance de prendre la parole (aussi).
Deux élèves ont particulièrement été touchées. Et pourtant (c'est
terrible !) ne l'ont pas dit devant toute la classe mais sont restées à la fin
de l'heure pour me dire que c'était un "déclic" (c'est le mot de
Juliette), que ça a "déclenché quelque chose" (c'est l'expression de
Lou)... d'ailleurs pour la première fois ces deux élèves se sont parlé... c'est
fou, comme si elles se voyaient pour la première fois ! en entrant tout de
suite dans la plaie, le sentiment d'exclusion, la souffrance physique, la
frustration...
Quelle journée !
ça devrait être remboursé par la sécu une telle expérience !
Plus sérieusement, dans l'exercice difficile de ne passer qu'une heure
avec des élèves mais de faire passer quelque chose, je trouve que cela a été
très intense ! Je pense avoir d'autres retours, mais surtout des rebonds, j'ai
senti une envie de créer chez certains, de laisser sortir la bête, j'espère
qu'ils vont concrétiser leurs "trucs" et que l'on aura quelque chose
de sympa à partager au Carré Sam !
C'est un long mail, sûrement décousu,
Il faut y lire, entre les lignes, toute ma gratitude !
On le voit, ce qu’apportent de telles expériences, n’est pas
vain. Touche parfois très fortement en profondeur. Comme aura touché, en
particulier dans cette autre classe de futurs ingénieurs, la rencontre avec le
poète Alexandre Billon, ingénieur lui-même ayant finalement préféré enseigner
la philosophie. Et qui a essayé pour les élèves de s’expliquer pourquoi.
Je ne veux pas signifier par là que seule importe la
dimension existentielle de la rencontre et que quiconque viendrait parler aux
jeunes du travail du poète, comme pourrait le faire par exemple un Jean-Pascal
Dubost pour qui cette dimension de l’existence est capitale, se heurterait
finalement à une indifférence polie. Je cherche simplement à témoigner du fait
que quel que soit le plan de réalité sur lequel l’intervenant poète cherche à
attirer l’attention des jeunes venus l’écouter, il importe que cette réalité
soit éclairée de l’intérieur, maintenue vivante par la puissance d’un
engagement qui ne soit pas que cérébral.
Depuis 25 ans que nous organisons des rencontres, que nous
recevons parfois longtemps après les témoignages des effets positifs qu’elles
ont eu sur certains des jeunes qui auront eu la chance d’y participer et je
n’évoquerai pour bien me faire comprendre que le jeune Julien Gosselin
découvrant au cours d’une résidence dans son établissement de Calais
l’extraordinaire Eugène Savitzkaya, je ne puis que me désoler de constater que
de tels évènements qui devraient partout se multiplier sont au contraire
menacés de disparaître. La MEL par exemple avec laquelle nous disposons d’un
partenariat n’a plus de budget. Ses salariés ne sont même plus payés depuis ce
dernier mois ! La réforme des lycées élaborée par le ministre Jean-Michel Blanquer
va engager les professeurs dans un système de bachotage permanent qui leur
laissera, j’en ai peur, moins de liberté pour entreprendre des activités de
découverte telles que celles que nous leur proposons. Nous entrons apparemment
dans une ère de plus grand formatage culturel où les véritables dimensions des
activités artistiques se verront progressivement effacées au profit d’une
pseudo-créativité contrôlée par la simple technique.
L’heure des grenouilles pensantes, des esprits réfrigérés,
va-t-elle bientôt sonner ? De tout
cœur, de toutes les forces vitales qui me restent et que j’essaie de ne pas
laisser s’amoindrir, j’espère qu’il n’en sera rien.
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