vendredi 8 mars 2019

BIENTÔT L’HEURE DES GRENOUILLES PENSANTES ? RENCONTRES EN MILIEU SCOLAIRE. LA MEL. LA RÉFORME DES LYCÉES...




« Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, nous ne sommes pas des appareils objectifs et enregistreurs avec des entrailles en réfrigération, — il faut sans cesse que nous enfantions nos pensées dans la douleur et que, maternellement, nous leur donnions ce que nous avons en nous de sang, de cœur, d’ardeur, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de fatalité. La vie consiste, pour nous, à transformer sans cesse tout ce que nous sommes, en clarté et en flamme, et aussi tout ce qui nous touche. »

C’est à ces magnifiques paroles de Nietzsche, extraites du Gai savoir, que je songe immanquablement avant chaque rencontre. Notamment en milieu scolaire. Que j’y intervienne comme poète, même un peu négligé par ses pairs, ou plus indirectement comme accompagnateur et organisateur. 


Guère étonnant dès lors qu’il m’arrive d’être déçu après certaines rencontres qui m’ont donné l’impression d’être restées sur le plan de l’anecdotique et des effets de surface auxquelles se prête si facilement la parole habituée, que n’habite plus vraiment le souci de se rendre présente à ses origines profondes, à ses doutes, à ses failles … Et je comprends qu’on puisse, comme le fait François Leperlier dans un livre dont j’ai récemment rendu compte, s’interroger alors sur l’intérêt qu’il y a à faire venir devant des classes, parfois à grands frais, des auteurs dont l’intervention n’aura finalement rien apporté qu’un semblant de distraction dans le continuum toujours un peu lassant de l’existence scolaire.

Transformer par la parole, en clarté et en flamme, ce que réellement et toujours sans jamais bien le savoir, nous sommes, n’est pas chose facile. Surtout lorsqu’il s’agit d’en témoigner devant un public jeune que  rien vraiment ne prépare, dans son cursus scolaire, à entrer dans semblable relation. Et peu de choses permettent d’en mesurer le réel effet et d’en justifier pleinement la mise en œuvre.

C’est pourquoi je remercie les professeurs qui, après les rencontres que je leur ai proposées me font part de ce qu’en ont retiré leurs élèves et portent ainsi à ma connaissance les effets profonds que sont en mesure de produire de tels évènements de parole et surtout de présence dès lors qu’ils se trouvent réellement accomplis.

Ainsi, des différentes réactions que j’ai pu rassembler à propos de la venue de Lili Frikh, dans le cadre de la participation des quelques 500 élèves de Boulogne et de Calais au Prix des Découvreurs, je retiens ce long message que m’envoie Céline, jeune professeur agrégée, à la suite d’une rencontre où ses élèves d’une bonne première scientifique, bien préparés à cette intervention, sont cependant restés quasi muets en dépit des diverses tentatives effectuées pour les faire réagir.

Je livre ce message dans son intégralité sans y rien changer.

Après discussion avec la moitié de la classe de 1re, voilà quelques choses dites :

Avant tout, certains ont trouvé sa voix et sa façon de parler déstabilisantes. Ils m'ont dit qu'ils ont eu besoin d'un moment pour s'habituer. Ils l'ont trouvée extrêmement douce ! il faut croire que les professeurs et les parents les habituent à un rapport plus dur aux adultes, à la parole de l'adulte? ça semble très superficiel mais il y a peut-être quelque chose à creuser...

Pour le fond,

Premièrement, ils ont trouvé que ce que leur demandait Lili était très intime, ils n'ont pas osé la juger / questionner ... la première explication qu'ils donnent c'est donc un sentiment de malaise pour elle.

Ils ont aussi avoué que cela les plaçait dans une posture qui les exposait aux autres et qu'ils auraient pu lui parler ... sans témoin ! Ils ont donc compris d'eux-mêmes que le regard des autres les empêchait de prendre la parole.

Une élève a, comme tu le supposais, trouvé que Lili se trompait quand elle leur a dit qu'ils ne vivaient pas ce qu'elle avait vécu et du coup s'est sentie exclue de l'expérience, une autre en revanche a pris cela pour une provocation dans le but de les inciter à prendre la parole, et c'est le moment où elle avait le plus envie de lui dire qu'elle se reconnaissait en elle.

De manière générale ils ont vraiment eu l'impression de comprendre les textes, de les comprendre autrement ou vraiment. Grâce à ce qu'elle a raconté mais aussi grâce à sa lecture. 

Ils me disent que les questions qu'ils avaient préparées sont devenues insensées, sans intérêt face à la force de l'échange.

On s'est ensuite permis de prendre un peu de recul. On a cheminé sur la question de l'intimité notamment. Ils étaient tous d'accord pour dire que c'était une discussion à cœur ouvert, qui plaçait Lili dans une posture vulnérable et qui les exposait s'ils intervenaient... et pourtant, ils constatent qu'ils ne "connaissent rien" de Lili. Ils ne sont même pas sûrs que c'est son vrai nom (ils en doutent vraiment), elle n'a pas dit son âge, parlé de sa famille, de ses revenus, du lieu où elle vit... on en est venu à se demander ce que c'était parler de soi, se livrer, et en fait c'était très intéressant de constater qu'elle en a plus dit sur elle-même que si elle avait abordé les points que l'on évoque habituellement quand on croit parler de soi (même dans la posture du poète qui parlerait de ses influences personnelles, du lieu ou de l'heure à laquelle il écrit, etc). On a parlé de la bête, des mots, et si certains ont trouvé qu'elle allait très loin (trop loin pour leur entendement), ils ont bien senti qu'il y avait quelque chose d'existentiel... pour quelques uns ça n'a pas fait sens mais beaucoup ont vraiment compris mais compris pour la première fois quelque chose qu'ils ressentaient sans mettre le doigt dessus avant aujourd'hui. Ils ont donc découvert quelque chose sur eux-mêmes et pas retrouvé un sentiment qui les avait déjà traversés... c'est peut-être cela qui les a empêché d'avoir l'assurance de prendre la parole (aussi).

Deux élèves ont particulièrement été touchées. Et pourtant (c'est terrible !) ne l'ont pas dit devant toute la classe mais sont restées à la fin de l'heure pour me dire que c'était un "déclic" (c'est le mot de Juliette), que ça a "déclenché quelque chose" (c'est l'expression de Lou)... d'ailleurs pour la première fois ces deux élèves se sont parlé... c'est fou, comme si elles se voyaient pour la première fois ! en entrant tout de suite dans la plaie, le sentiment d'exclusion, la souffrance physique, la frustration...

Quelle journée !

ça devrait être remboursé par la sécu une telle expérience !

Plus sérieusement, dans l'exercice difficile de ne passer qu'une heure avec des élèves mais de faire passer quelque chose, je trouve que cela a été très intense ! Je pense avoir d'autres retours, mais surtout des rebonds, j'ai senti une envie de créer chez certains, de laisser sortir la bête, j'espère qu'ils vont concrétiser leurs "trucs" et que l'on aura quelque chose de sympa à partager au Carré Sam !

C'est un long mail, sûrement décousu,

Il faut y lire, entre les lignes, toute ma gratitude !

On le voit, ce qu’apportent de telles expériences, n’est pas vain. Touche parfois très fortement en profondeur. Comme aura touché, en particulier dans cette autre classe de futurs ingénieurs, la rencontre avec le poète Alexandre Billon, ingénieur lui-même ayant finalement préféré enseigner la philosophie. Et qui a essayé pour les élèves de s’expliquer pourquoi.

Je ne veux pas signifier par là que seule importe la dimension existentielle de la rencontre et que quiconque viendrait parler aux jeunes du travail du poète, comme pourrait le faire par exemple un Jean-Pascal Dubost pour qui cette dimension de l’existence est capitale, se heurterait finalement à une indifférence polie. Je cherche simplement à témoigner du fait que quel que soit le plan de réalité sur lequel l’intervenant poète cherche à attirer l’attention des jeunes venus l’écouter, il importe que cette réalité soit éclairée de l’intérieur, maintenue vivante par la puissance d’un engagement qui ne soit pas que cérébral.

Depuis 25 ans que nous organisons des rencontres, que nous recevons parfois longtemps après les témoignages des effets positifs qu’elles ont eu sur certains des jeunes qui auront eu la chance d’y participer et je n’évoquerai pour bien me faire comprendre que le jeune Julien Gosselin découvrant au cours d’une résidence dans son établissement de Calais l’extraordinaire Eugène Savitzkaya, je ne puis que me désoler de constater que de tels évènements qui devraient partout se multiplier sont au contraire menacés de disparaître. La MEL par exemple avec laquelle nous disposons d’un partenariat n’a plus de budget. Ses salariés ne sont même plus payés depuis ce dernier mois ! La réforme des lycées élaborée par le ministre Jean-Michel Blanquer va engager les professeurs dans un système de bachotage permanent qui leur laissera, j’en ai peur, moins de liberté pour entreprendre des activités de découverte telles que celles que nous leur proposons. Nous entrons apparemment dans une ère de plus grand formatage culturel où les véritables dimensions des activités artistiques se verront progressivement effacées au profit d’une pseudo-créativité contrôlée par la simple technique.

L’heure des grenouilles pensantes, des esprits réfrigérés, va-t-elle bientôt sonner ?  De tout cœur, de toutes les forces vitales qui me restent et que j’essaie de ne pas laisser s’amoindrir, j’espère qu’il n’en sera rien.

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