Les éditions L’œil
d’or, qui ont entrepris en 2004, de se lancer dans la publication des
œuvres de Mark Twain en faisant appel à la même illustratrice, Sarah d’Haeyer
et surtout au même traducteur, Freddy Michalski, bien connu des amateurs de
romans noirs américains pour ses traductions notamment d’Ellroy, de James Lee
Burke ou d’Edward Bunker, viennent de sortir un ouvrage qui, par les temps
qui courent, ne devrait pas manquer d’intéresser un certain public. Celui que
révolte le cynisme ou l’hypocrisie par lesquels les puissances qui sont
parvenues à conquérir le droit de nous gouverner tendent à dissimuler, tant à
leurs yeux qu’à ceux des autres, les ravages que leur politique, causent au
sein des populations qu’elles devraient avoir pour vocation de protéger.
Le Soliloque du Roi
Léopold est un court texte dans lequel Twain dénonce avec violence la
monstrueuse exploitation à laquelle le Roi des Belges, puisque c’est de lui
qu’il s’agit, s’est à la toute fin du XIXème siècle livré sur les malheureux habitants de
cette partie de l’Afrique, connue sous le nom de Congo, dont, par toute une
série de manœuvres, d’apparence légale, il s’est rendu personnellement propriétaire,
avec la bénédiction (voir Conférence de Berlin de 1884-85) des principaux pays
européens et des États-Unis d’Amérique.
Composé en 1905, l’ouvrage de Twain ne cache rien du sort des
millions et des millions d’indigènes sauvagement mutilés, massacrés de façon à
obtenir d’eux la force de travail nécessaire à la récolte du caoutchouc permettant
d’alimenter la fortune royale. Et d’accroitre au passage les profits des
quelques responsables locaux ayant reçu mission par le roi de faire fonctionner
au mieux cette sordide entreprise.
Les historiens sont particulièrement sévères aujourd’hui
avec Léopold. Un très bon livre intitulé Les
Fantômes du Roi Léopold dresse à son encontre un réquisitoire extrêmement
détaillé rapportant des anecdotes, des faits, des bilans, à vous faire dresser
les cheveux sur la tête. L’auteur d’un grand livre de référence sur le Congo,
le très sérieux historien David Van Reybrouck, va même jusqu’à employer
l’expression d’« immonde saloperie »
pour intituler le chapitre qu’il consacre à la gestion de cette partie de l’Afrique par
Léopold, avant de conclure que « la vie d’un esclave domestique
congolais en Arabie saoudite ou en Inde [devait être à coup sûr, à l’époque] plus séduisante que celle d’un récolteur de
caoutchouc dans l’’Équateur».
Je ne sais si ces faits sidérants sont connus ou pas de
beaucoup de lecteurs et je renvoie ceux qui voudraient s’en informer plus au
fond, aux ouvrages susmentionnés. Souhaitant me contenter ici, pour la
compréhension de notre bel aujourd’hui, de concentrer principalement l’attention
sur la manière dont l’effrayante « kleptocratie »
rassemblant les grands prédateurs de nos systèmes économico-financiers
modernes, se dissimule toujours sous les discours les plus nobles et les plus
généreux. Une sorte de grandeur d’âme faite pour abuser les gogos et se
dissimuler jusqu’à soi-même les horreurs dont on tire profit. Remarquons au
passage qu’il est bien plus facile d’être bête que cynique. La bêtise étant ici
une bien puissante protection dont on voit comme elle est devenue utile à
nombre de nos concitoyens pour leur éviter de comprendre ce qui pourtant crève
les yeux. Savoir : que c’est du malheur ou de la souffrance des uns que se
fait le plus souvent le bien-être ou la fortune des autres.
Au tout début de son vigoureux pamphlet, Mark Twain a soin
de rappeler que cette hallucinante entreprise de désappropriation par Léopold
des richesses de cette partie de l’Afrique équatoriale, vaste comme près de
cent fois le territoire de la seule Belgique, s’est opérée sous le couvert
d’une mission hautement civilisatrice, sensée permettre aux pauvres africains
d’accéder à une qualité de vie meilleure. « Éradication de l’esclavage, des razzias, interdiction du trafic de
whisky et du trafic d’armes, créations de cours de justice, droits de commerce
libres et sans entraves pour les marchands et négociants de toutes les nations
et porte ouverte avec bienveillance à tous les missionnaires toutes fois
confondues de toutes les dénominations ». Et ce n’est que grâce à l’action obstinée de
certains de ces missionnaires, puis d’une petite poignée de journalistes et
d’écrivains que la sordide réalité dissimulée sous les voiles trompeurs des
discours officiels, appuyés comme toujours par un service de communication efficace
et une presse n’y regardant pas de trop près, finit par se faire jour. Et que
les photos des piles de mains coupées, finirent « avec leur atroce effet de réel » par imposer aux yeux de tous
le vrai visage de cette criminelle et honteuse opération.
On sait malheureusement que les souffrances de ces
populations africaines ne disparurent pas avec le roi Léopold. Et que le Congo
devenu Zaïre tomba sous la coupe d’autres personnages qui, sous promesse
d’ordre ou de liberté, n’hésitèrent pas à mettre leur pays en coupe réglée. On
sait par exemple que les avoirs personnels à l’étranger du Président Mobutu étaient estimés au milieu
des années 90 à quelques 7 milliards de dollars soit plus de 70% de la dette
extérieure du pays qu’il dirigeait. Le cynisme le plus total étant sans doute
atteint avec ce Joseph Kabila qui s’accroche encore aujourd’hui au pouvoir et qui,
en février 2004, au cours d’un voyage officiel en Belgique, n’hésita pas devant
un parterre d’investisseurs européens, à déclarer : «L'histoire de la République démocratique du Congo, c'est aussi celle
des Belges, missionnaires, fonctionnaires et entrepreneurs qui crurent au rêve
du Roi Léopold II de bâtir, au centre de l'Afrique, un État. Nous voulons
rendre hommage à la mémoire de tous ces pionniers.»
Mark Twain aurait-il donc raison là encore quand il fait
dire par Léopold à la fin de son ouvrage, que la race humaine est « une race des plus curieuses ». Elle
trouve effectivement à redire à tous ses gouvernants et « oublie qu’aucun d’entre eux n’existerait ne
fut-ce qu’une heure sans son assentiment […] Elle pleurniche, elle s’agite,
elle ronchonne ». Mais ce n’est pas un problème. Cela ne les dérange
en rien !
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