« Je parlerai dans ce poème/ D’un monde qui a
déjà bien avancé dans son recul… Dans sa/ Dévastation. » Ce monde dont
entreprend de nous parler Ivar Ch’Vavar, dans La vache d’entropie que viennent de publier les éditions Lurlure,
s’il est bien celui d’abord de son enfance, ce petit territoire rural du
Pas-de-Calais sis entre Montreuil-sur-Mer et Berk, est en réalité bien plus
vaste. Plus vaste aussi sans doute que celui qu’il appelle sa Grande Picardie Mentale, à ne pas
confondre avec ce qui se fait aujourd’hui frauduleusement appeler Hauts-de-France et qu’il ne peut
s’empêcher d’appeler Hauts-de-Merde.
Il me semble être tout simplement, le monde, notre monde à tous, non seulement
celui que le grand troupeau des « politiciens,
journalistes, communicants, et même "intellectuels", philosophes
déclarés, psychanalystes pour le prime time des télés » passé aux
ordres du capitalisme, a fini par imposer à chacun d’entre nous et que l’auteur
figure, à sa manière, sous les traits de l’automobiliste pressé, « vague forme, en buste, massif et obtus,
raidi derrière les vitres de sa bagnole sinistre» mais celui qui en
profondeur se confond avec notre destinée d’être, jeté un jour dans la Grande
Pâture des existences, pour s’en aller, plus ou moins droit, vers la mort.
Certes, l’univers de
ce livre de Ch’Vavar, qui regroupe,
outre le texte éponyme - lui-même composé de plusieurs séquences datées du 12
janvier au 5 mars 2018 - divers textes plus anciens parfois d’une petite
vingtaine d’années, semble bien par l’essentiel de ses références toponymiques
comme géographiques, être entièrement circonscrit à ce petit monde aujourd’hui
délaissé des campagnes profondes, celui dans lequel notre auteur aura vécu ses
enfances et dont son cœur ne s’est apparemment toujours pas détaché ; certes encore, il semblera de prime abord, que le discours
rageusement critique avec lequel son auteur oppose dans les différentes parties
de son livre le présent au passé ou, c’est selon, le passé au présent, présente
un tour assez farouchement passéiste, n’hésitant jamais par exemple à forcer le
trait pour composer le tableau d’un
univers rural actuel où les lieux les plus vivants et les plus frais restent à
ses yeux les cimetières, tout par ailleurs lui semblant méconnaissable,
avidement « tourné vers la
mort » à l’image de cette grande cour pavée de ferme tout entière
disparue sous une « mousse d’un vert
intense, hostile et malsain ». Ou de « ces jardins,[ dont les pâtis
lui apparaissent] gavés d’eau brune, les
arbres déjetés, morts, ou quasiment, et tout emperruqués qu’ils sont de glycine
sauvage et de lierre, glycine grise et irréelle, lierre jauni et raidi ».
Chagall, La Vache rose, Vitebsk |
Le lecteur aurait
toutefois bien tort de ne s’arrêter qu’à cet aspect, loin de donner une juste
idée de l’intérêt profond du livre. Car La
vache d’entropie, plus qu’un simple recueil est un livre qui dépasse, et de
loin, les intentions manifestes de son auteur. Poussé qu’il est par une
sensibilité, un imaginaire et une force d’expression qu’on ne rencontre que
trop rarement chez les poètes vivants. Si ce n’est à titre d’exemple et pour
moi, le strasbourgeois Jean-Paul Klée.
« Vache
d’entropie », l’expression qui
donne son titre à l’ouvrage, est en fait une exclamation. Saluant d’abord, comme
nous le dit l’auteur, de manière ironiquement admirative, le tour de force
accompli par le capitalisme qui, et c’est le sens ici du mot « entropie », a, en se développant,
fait totalement se dissoudre, se disperser, la puissante énergie qui tenait,
parcourait, irriguait, ce monde d’autrefois, celui « du formica ou de la nappe cirée » qui fut celui d’une
modernité où aux dires de Ch’Vavar nous
aurions mieux fait de rester.
L’oeuvre ici de Ch’Vavar
est donc, effectivement bien tendue par une détestation profonde du présent,
tel que notre système économico-social, l’a forcé d’advenir. Mais, composé
comme nous l’avons noté de pièces couvrant une petite vingtaine d’années
d’écriture, il se présente aussi comme une somme. Une sorte de livre-bilan où
se donne à lire moins le tableau d’une époque que celui de la relation toute
personnelle et puissante d’un poète « hénaurme »
avec la profuse matière que lui auront fournie les jours.
S’autorisant une
quasi-totale liberté de ton et de registre, le travail de Ch’Vavar est un
travail d’écriture intensément vivant, qui, recourant aussi à de nombreuses
licences de montage, oblige charnellement l’esprit à une succession quasi
ininterrompue d’accommodations, passant en quelques mots de la description
naturaliste à l’envolée fantastique ou merveilleuse, du gros plan à la vue
d’ensemble. D’une forme de croquenot, ou de pataugas imprimée dans la boue ou
la bouse à la vision cosmique d’un univers qui, renversant ici la chute du
poème de Hugo, le Mendiant « n’est jamais qu’un grand linceul du reste,
ou qu’une grande houppelande mangée aux mythes, criblée et crissée de milliards
de trous blancs qui sont les étoiles ».
Rare que notre
poésie donne ainsi si fortement à voir. Le réel comme l’invisible. Compose dans
notre imaginaire comme un vaste tableau, où se verraient réunies aussi bien la
touche appuyée et franche d’un Van Gogh que celle plus vaporeuse et diluée d’un
Constable. Sans oublier celle acide bien sûr et tellement sauvage des carnavals
d’Ensor. Et me plait que cette poésie me fasse aussi penser parfois, malgré le
caractère désolant de son projet qui ne serait ni plus ni moins, à l’entendre,
que d’évoquer ses échecs et ses propres Terres
Gastes, à la prenante beauté des œuvres de Chagall dont j’ai récemment découvert
à Nice, les toiles illustrant la Genèse. Matières, couleurs, qu’anime
puissamment la vitale nécessité d’une prise, d’un surgissement au cœur de
l’entière et pour une fois décadenassée docilité des choses : « un instant nous sommes merveilleux, avec des
yeux pleins d’abeilles, un bourdonnement plein d’oreilles. Dieu nous maçonne et
nous frissonne ; nous luisons, nous glissons et nous sommes pris dans une
ronde… Enguirlandés de feuilles et de fleurs nous coulons un regard de côté,
nous bougeons nos doigts très beaux, nos joues et nos lèvres sont belles ;
tout ce qui est sur notre visage est très beau, le front, les sourcils, le cou
aussi est très beau, il est flexible, et Dieu nous le plie d’un doigt posé sur
l’occiput, qu’il appuie. »
Car, oui, vraiment,
nous rappelle le livre, fut un temps d’enfances et de puissants compagnonnages
où l’on pouvait s’adonner à la course libre et romantique des jours, un temps
où l’on pouvait réécrire à sa façon, stupéfiante, électrique, les daffodils de Wordsworth, tenter de faire
un peu entrer et retenir, dans le corset heureusement pas trop contraint de
colonnes et de colonnes de vers justifiés, un peu de cette réalité excessive et
de « trop de puissance »
pour qu’on la puisse toucher directement du bout des doigts.
Mais, vache d’entropie, le monde et la vie s’en
sont allés ! Frileusement, cœur rétréci ou grossissant mal. Et demeure in fine le sentiment de n’avoir fait
que donner dans un « joli
cul-de-four ». De n’être, à la différence de certains grands artistes
qui auront su « trouver les envers
des endroits », « ouvrir
des ères et des espaces », parvenu à mettre à jour « que de la lande à glander, vaine garenne et
terre gaste ». Du sentiment
initial de la dévastation du monde par le capitalisme que tend à nous donner le
premier ensemble du livre on passe ainsi au sentiment final, sans doute pas
tout à fait sincère, heureusement, d’un échec artistique, de la faillite d’une
existence qui n’aura pu accomplir son projet de nous représenter le monde
qu’ « avec des mots qui
s’écaillent, des phrases qui s’effilochent », avec tout ce qu’elle
aura « pu ramasser encore ».
Mais peut-être tout
cela n’est-il dû qu’à un choix malheureux de média. Ce n’est pas que l’auteur a
la malchance, comme il se l’imagine, de
« déplaire souverainement à la
critique, et à la plus grande partie du "milieu" », c’est
que la poésie ne mène plus aujourd’hui aux reconnaissances auxquelles peuvent
prétendre toujours les grands artistes engagés dans des formes socialement
mieux reconnues. Et la prière finale du magnifique ensemble intitulé la Grande tapisserie : « Écoutez, faites comme si nous n’avions
jamais existé, voilà, oui, jetez sur nous la grande vieille tapisserie de
l’oubli… », n’a pas besoin d’être poussée bien haut pour être de nos
jours exaucée.
Alors, face
effectivement à cette autre forme désolante de déconsidération dont il est loin
d’être le seul à se sentir victime, espérons que de nouveaux yeux plein d’abeilles se portent vers l’œuvre
proprement sidérante de Pierre Ivart, le vrai nom du poète Ivar Ch’Vavar, et
sachent enfin découvrir dans ce « péquenot
du cosmos », comme il se dit lui-même, un grand artiste de notre
temps.
N.B.
Afin de faciliter la lecture de cette note, nous nous sommes affranchis du système de coupe et de majuscules utilisé par Ivar Ch'Vavar dans ses poèmes justifiés. Ce système d'ailleurs visant à imposer à la ligne ainsi transformée en mètre, une forme particulière de scansion qui la démarque ainsi de la prose, ne me parait avoir de sens que rapporté au poème dans son ensemble.
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