Pierre oghamique |
Je ne sais si cette attitude est
partagée par beaucoup mais je me fiche de plus en plus de démêler à propos d’un
poème ce qui s’y est écrit de l’intérieur,
dans une espèce de « transparence
centrale », de ce qui lui est venu de l’extérieur dans une sorte d’abandon, plus ou moins improvisé, à
l’imaginaire de la langue. Dans un texte réussi et qui compte, les deux
également importent. Et rien de « central »
n’y remonte en surface qui n’y ait été en partie invité par cette vivifiante et
créatrice déprise apparente de soi que permettent les mille et une
sollicitations de l’écriture. Compte pour moi qu’un poème ait une odeur. Qu’il
sente ou non la tourbe ou la bruyère. Que je l’éprouve animé de vie propre.
Qu’elle soit ardeur ou torpeur. S’enfonce dans les chemins tranquilles d’une
campagne solitaire ou s’agite sur les quais bruyants empestant la saumure ou la
bière, d’une ville étrangère.
Non que je désire que le poème me
décrive. Figure. Il n’y a pas, je crois, de poésie descriptive. Mais j’attends
que les matériaux qu’il utilise me rendent au vivant qui renverse. Dans une
certaine épaisseur d’être. Qui aille avec le sentiment d’une approche tentée.
Toujours recommencée.
Cette approche, le dernier
ouvrage de François Rannou, La pierre à 3
visages que les bien fertiles et audacieuses éditions LansKine viennent de
publier, l’entreprend à sa manière. S’inscrivant dans le cadre aujourd’hui bien
reconnu et sans doute en partie discutable de nos limites fondamentales d’êtres
parlant auxquels la réalité cependant toujours manque. Oui, écrit François
Rannou : « Notre bouche nous
prononce mais notre parole est de l’autre côté, dehors toujours. Étrangère.
Chorégraphie intérieure où les mots sont déplacements esquisses toucher
d’ombre. »
Composé de 3 parties distinctes
ce livre profondément enraciné dans les paysages comme dans la matière
d’Irlande, affecte ainsi de nous parler de trois destins de femmes, la toute
première retrouvée au fond d’une tourbière, quand sans doute aussi il tourne –
car il faut bien que la poésie soit parole portée par de la vie - autour de
l’expression d’un sentiment de perte ou de séparation beaucoup plus personnel.
Cette démarche familière à tout bon lecteur depuis au moins la Chanson du Mal aimé de Guillaume
Apollinaire qui en a donné la plus magnifique illustration, prend chez Rannou
un caractère de radicalité qui sans aller jusqu’à effacer dans son texte les
marques de l’intime, le dégage de toute relation confidentielle pour l’amener à
une forme plus ambitieuse de visibilité. Celle justement qui cherche à rendre
compte de l’enfouissement de l’être dans la culture et le temps. Quand ce n’est
pas dans la gangue rude aussi à creuser, à trancher, de la langue.
Ainsi le texte de Rannou pénètre-t-il,
nous brûlant lentement, dégageant « une
fumée bleu pâle et rougeoyant » en s’inspirant, pour commencer, de
l’écriture oghamique qui fut pour les anciens poètes oraculaires d’Irlande le
moyen d’entretenir le souvenir des complexes traditions ancestrales. Puis
reprenant dans la dernière partie la disposition polyphonique dont on sait son
auteur si friand. Entre temps il nous aura fait traverser du pays. Fait
apercevoir à travers les vitres ouvertes d’un taxi la ligne d’un récit
« qui de l’intérieur se défroisse continument » avant de nous abandonner
devant une maison aux rideaux tirés mais à la porte grand ouverte où un « foulard
orange en soie accroché à la poignée se débat sous le vent ».
Les dernières paroles –
polyphoniques et confluentes - resteront d’eau. D’une eau n’ayant plus d’ombre
que des mots impuissants à aborder l’autre rive. Tandis que continuent de battre
comme les colchiques d’Alcools
« de fraîches algues syntaxiques ».
Et que, toutes choses se répondant, entre « les mains froides qui rassemblent le puzzle et celles brûlantes de la
jeune Veuve vivante » qui sont aussi si l'on veut celles de la poésie, surgissent, pour affirmer malgré tout leur
pouvoir, « celles qui sortent le
fusil de dessous la longue veste ».
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