C'est un des multiples avantages
des rencontres que nous organisons que de relancer à chaque fois notre
curiosité. Pour les livres. Certes. Mais aussi au gré des conversations, des échanges,
pour des lieux. Des époques. Des personnes. Des évènements. Des problèmes...
Une de nos rencontres avec Gisèle
Bienne, autour de la Ferme de Navarin,
a ainsi été l'occasion de nous souvenir avec elle de bien des lectures que nous
avons faites autour de la première guerre mondiale - nous en ferons peut-être
un jour la liste - mais aussi de nous décider à nous intéresser de plus près à
cette question des "mutilés mentaux" qu'un ancien article relatif au Cimetière des fous de Cadillac (Gironde)
nous avait fait, en son temps, découvrir.
Le livre de l'historien Jean-Yves
Le Naour, Les soldats de la honte,
qu’on peut facilement trouver en collection de poche, s'ouvre précisément sur
une évocation de ce cimetière qu'un maire soucieux de ne plus entretenir une
image supposée dévalorisante pour sa commune a voulu, il y a quelques années,
transformer en parking! On trouvera sur la toile, bien utile pour ce genre de
choses, comment ce lieu fut finalement sauvé. Et protégé par une inscription
aux Monuments historiques. Mais ce mépris manifesté, au-delà de leur mort, à
des êtres souffrants dont la démence doit probablement beaucoup aux monstrueux
délires des sociétés dans lesquelles ils auront vécu, en dit long sur la façon
dont nous accueillons toujours ceux qui ont le malheur d'être différents de
nous. De s'écarter des voies que nous avons tracées pour eux.
Le livre de Le Naour, centré sur
les problèmes posés au cours de la première guerre mondiale par les soldats
victimes au front d'affections neurologiques graves, convoque au fond la
question des droits de l'individu face aux exigences de la société. Question
que, bien entendu, un contexte de guerre ne peut trancher qu'en sacrifiant
l'individu un peu plus qu'à l'ordinaire. Mais c'est parce qu'il pose cette question
en envisageant la façon dont le corps médical, supposé être avant tout au
service du malade, a réagi face aux chocs provoqués sur la personne des soldats
par les horreurs de la guerre, que ce livre mérite d'être lu. On y verra
comment, prisonnière de son idéologie, de ses certitudes, enfermée dans son
narcissisme, ses préjugés de caste, une bonne partie du personnel médical de
l'époque, indifférente à la folie propre de la guerre, ancrée dans l'illusion
de la profonde santé mentale de la nation française, s'est persuadée que la
plupart des affections contractées ne pouvaient provenir que de
l'autosuggestion, voire de la plus hypocrite des simulations et a réinventé
pour la plus grande gloire de notre civilisation, rien d'autre que la question,
ce supplice qu'on croyait pourtant disparu avec les philosophes des Lumières.
Allant, par exemple, sur la personne de pauvres bougres stupéfiés par ce qui
leur est arrivé au combat, jusqu'à vouloir débusquer le démon de la lâcheté, de
la couardise, à grands coups de décharges électriques.
La figure du célèbre neurologue
Clovis Vincent est à cet égard exemplaire. Homme courageux, capable en première
ligne de risquer sa vie, c'est à lui néanmoins que l'on doit l'invention de la
technique du "torpillage" procédé consistant à administrer des doses
massives d'électricité aux malades qu'un choc traumatique aura en l'absence de
toute blessure, soit privés de l'usage de leurs membres, soit de celui de la
parole, soit encore pliés en deux sans possibilité de se redresser. On verra
comment ce médecin qui eut son heure de gloire, du fait des prétendus succès de
sa méthode, se transforma en bourreau, si ce n'est en furieux accompli, poussé
qu'il était par sa rage de vouloir à tout prix guérir ceux qu'il ne tenait que
pour de lâches simulateurs à renvoyer dare-dare au front. Ce praticien survolté
ne finit-il pas par vouloir imposer son traitement à coups de poings sur la
personne d'un certain Baptiste Deschamps, qui refusait de se laisser faire.
Le livre de Le Naours raconte en
détail le procès qui fut intenté à la demande du médecin contre le pitoyable
plicaturé coupable selon lui d'insubordination pour avoir refusé le traitement
et avoir même osé répondre à son agresseur en lui écrabouillant le nez. La
chance voulut qu'un député de gauche, également avocat, Paul Meunier, ardent
défenseur des droits de l'homme face à l'arbitraire de l'Etat, s'emparât de
l'affaire et fit de ce procès qu'il réussit à médiatiser, le procès du
"torpillage". Qu'il parvint à décrédibiliser. Grâce en partie aux
effarants témoignages de divers "torpillés".
Toutefois malgré la relative
clémence du verdict, rien ne changea beaucoup en profondeur. On continua de
traiter la plupart des traumatisés de guerre comme des "embusqués du
cerveau". La médecine se révélant impuissante à trouver un traitement
ad-hoc. Et surtout incapable de se construire une représentation de ce
phénomène, délivrée des délires patriotiques. Et des conceptions psycho-morales
les plus étroites.
Ainsi, lisant ce livre, qui n'a
pourtant rien de drôle, on sourira sans doute, à l'évocation de ce Docteur
Bérillon qui dans une communication des plus sérieuses, présentée à l'académie
de médecine, le 29 juin 1915, expose sa profonde théorie de la "bromidrose
fétide", par laquelle les sujets de l'Empereur Guillaume II sont censés
suer et puer, sentir des pieds et des aisselles, exhaler une haleine de bouc,
du fait d'un dérèglement des sécrétions rapprochant l'allemand du putois ! On
sourira. Mais on n'en demeurera pas moins consterné de voir jusqu'à quel point
d'idiotie certaines notabilités savantes et cultivées, les prétendues élites
d'un pays, sont capables de parvenir sitôt que la passion, la pression sociale
les poussent à vouloir se distinguer. Toujours d'ailleurs au détriment des plus
faibles. D'un autre.
Le livre de Jean-Yves Le Naour
peut donc être lu comme une manière d'illustrer la célèbre formule de Rabelais
selon laquelle science sans conscience n'est que ruine de l'âme. Surtout si
l'on ajoute que ce qui passe pour science n'est parfois qu'une forme masquée et
pleine de suffisance d'une ignorance. Et d'une incompétence. Que rares sont,
mais ils existent, ceux qui se montrent capables de le reconnaître. Et de
témoigner malgré tout de notre humanité. Notre dernier sentiment va vers eux.
Qu'on découvrira, anonymes, au détour des pages de ce livre passionnant. Qui a
pour mérite encore après avoir rappelé dans son introduction la figure du poète
anglais Wilfried Owen, de laisser le dernier mot à un autre poète, Paul Eluard,
qui pendant la seconde guerre trouva refuge au milieu des malades de l'asile de
Saint-Alban, en Lozère, pour échapper à la Gestapo et leur consacra ce poème
intitulé Le cimetière des fous.
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