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Il vient de paraître dans le Journal Libération du 27 novembre 2017,
une Tribune signée par un collectif de personnalités civiles et politiques,
appelant à inventer « un lieu où se
croiseraient écrivains, artistes, enseignants, élèves et étudiants : une
maison pour réfléchir ensemble et pour transmettre la culture à tous ».
Si j’aurais personnellement préféré à la place du verbe
« transmettre » un terme plus ouvert permettant de comprendre que la
culture ne procède pas d’un capital figé qu’il s’agit d’abord de recevoir, mais
d’un effort permanent d’éveil et de co-naissance qui permet à chacun de trouver
en tout, matière à s’inventer soi-même et à comprendre davantage et les autres
et le monde, je ne peux, avec les Découvreurs, que regarder cette initiative avec
la plus grande sympathie.
Et c’est pour contribuer à cette réflexion que je crois aujourd’hui bon
de reprendre en partie le texte d’un billet publié en janvier 2014 pour protester
contre la façon dont, dans les programmes dits d’éducation artistique, sont
trop souvent oubliés, poètes et écrivains, au profit des artistes du corps et
de l’image.
Réduite à la simple vision,
l'image ne se partage pas. C'est pourquoi nous nous inquiétons de voir tant de
plans généreux, tendant de plus en plus à faire intervenir, en direction des
territoires, des artistes de tous ordres, continuer à faire l'impasse sur ces
formes essentielles d'art que sont la poésie et la littérature.
Les responsables
culturels ignorent très largement les artistes de l'écrit
Nous étant récemment intéressé à
la question des relations entre artistes et territoires nous avons pu réaliser
à quel point l'artiste était aujourd'hui sinon "instrumentalisé"
du moins fortement incité, par les diverses politiques actives dans ce champ, à
tenter de résoudre, par des moyens d'ailleurs de moins en moins propres à son
art, une partie des grandes questions se posant à nos sociétés : la question
par exemple de l'abandon ou du délaissement de certains territoires, celle de
l'absence, à une échelle plus large, de maillage entre les différentes parties
qui les constituent, pour finir par la grande et difficile affaire qui parfois
en découle, de la violence urbaine. Nous reviendrons peut-être un jour sur le
détail de ces questions.
Imaginer demander à l'artiste de
participer à ce que Jean-Christophe Bailly dans la Phrase urbaine,
définit comme "un travail de reprise" n'est pas en soi une
aberration. L'artiste par sa sensibilité, son intelligence ouverte capable de
coupler dans des démarches souvent plus intuitives que rationnellement
organisées, l'esprit d'invention qui découvre et la capacité de création qui
impose, peut aider à faire surgir des réels nouveaux. A redonner du sens.
Participer à de nouveaux modes de réconciliation entre les êtres. Entre les
choses. Entre les unes et les autres, aussi.
Nous ne pouvons toutefois nous
empêcher de remarquer que les appels d'offre proposés ainsi aux artistes, soit
dans le cadre des politiques d'éducation artistique et culturelle, soit dans
celui des politiques d'animation et de reconstruction des territoires qui
souvent d'ailleurs se recoupent, ignorent assez largement les artistes de
l'écrit. Au profit des artistes du spectacle. De ceux dont l'art n'est pas au
premier chef fondé sur la parole. Agit d'abord en affectant les corps. Et les
organes. Par le visible.
ce n'est pas
l'image seule mais bien toujours l'articulation entre celle-ci et la parole qui
est fondamentale
MADRID Biblioteca Escuelas Pias |
Nous n'avons rien contre l'image. Rien contre aucune des formes d'art
dont la diversité n'a jamais été aussi grande. Ni la capacité de renouvellement
et d'invention. Notre propos ne se veut en rien non plus corporatiste. Nous
voudrions seulement rappeler comme le fait depuis si longtemps une philosophe
comme Marie-José Mondzain qui travaille sur cette question de plus en
plus essentielle à notre époque, de l'image, et suite à l'émission de France
Culture, La
Grande table où elle était récemment invitée, que " si l'image
est ce que l’on voit ensemble, elle ne peut se construire que dans les signes
partagés par ceux qui voient, et ces signes sont ceux de la parole, des signes
langagiers. Ce sont des sujets parlants qui voient. C’est en tant que ceux qui
voient ont chacun une paire d’yeux, totalement irréductible à la paire d’yeux
du voisin (chacun voyant depuis son corps, son histoire, ses passions, son
organe, son point de vue et son âge, etc.), en tant donc que tout regard est
singulier, que ce regard singulier se construit dans une intersubjectivité qui
ne partage que de la parole. Nous ne pouvons donc universaliser le voir
ensemble qu’à condition d’en parler. Alors, l’image est ce qui se construit
dans le visible commun construit par une parole."
Il n'y a d'expérience artistique
véritable que celle qui donne réellement à penser. A parler. Car, insiste bien
M.J. Mondzain, s'appuyant aussi sur ce que lui a appris son expérience d'écriture
avec une classe de primaire, ce n'est pas l'image seule mais bien toujours
l'articulation entre celle-ci et la parole qui est fondamentale. En permettant
à chacun de se constituer dans une
relation distanciée avec ce qui vient du dehors.
Nous savons bien que les artistes
qui interviennent chaque jour dans les écoles, dans les quartiers, en divers
lieux, sont aussi, quel que soit leur domaine, des sujets de parole et sont
capables, du moins pour la plupart, de participer à cette construction du
regard permettant d'éviter ce que M.J. Mondzain encore, appelle très
significativement, "une apnée symbolique". Mais il est certain
aussi que tous ne possèdent pas cette connaissance intime des pouvoirs et des
pièges aussi de la langue, qui permet d'établir cette distance supplémentaire qui est aussi un lien, que le poète
véritable, que l'écrivain réellement créateur, est, lui, capable d'établir
entre la vie et la parole. Entre la parole et la vie.
loin d'être
d'abord un exercice scolaire et souvent pénible de décodage, la littérature et
la poésie sont avant tout des pratiques vivantes
J’ajouterai aujourd’hui pour conforter cet argumentaire en faveur d’un
développement significatif des interventions des poètes et écrivains vivants,
notamment à l’école et à l’Université que comme je le disais là encore il y a
quelques années dans un entretien avec Florence Trocmé pour POEZIBAO :
« elles font très simplement, physiquement, comprendre que la poésie loin
d'être d'abord un exercice scolaire et souvent pénible de décodage est en fait
d'abord une pratique vivante. Qu'elle est étroitement liée à des formes
personnelles de vie. Des formes peut-être au départ singulières mais qui
rejoignent celles de tous. En les élargissant au passage d'une compréhension
nouvelle. Les poètes sont des hommes, des femmes, avec une vie et une histoire,
des origines et des parcours, des caractères, que la rencontre fait un peu
découvrir. Ils ont choisi l'écriture pour affirmer leur singularité mais
surtout répondre au besoin de parole et aussi de partage que chacun peut
facilement reconnaître en soi. Portés par une exigence plus grande, moins
soumis sans doute que les autres à la tentation des langages communs ils se
sont petit à petit inventé une langue, une parole, des mondes aussi, avec
lesquels ils répondent aux pressions, oppressions, de la vie. Sur des modes
divers. Mettant ainsi en évidence l'extraordinaire capacité qu'a l'être, à
l'intérieur des structures qui lui sont imposées, d'affirmer malgré tout, sa
singularité. D'imposer son phrasé. De s'inventer un tracé propre. Ou comme le
dirait Michaux d'éparpiller au moins ses effluves! ».
Grâce à cela se combat aussi tout simplement l'idée que l'art, la
littérature ne sont qu'objets de culture, renvoyant nécessairement à des
vocabulaires datés. Des formes un peu figées. Coupées des ressources nouvelles
d'époque et ne concernant de ce fait qu'indirectement les questions du présent.
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