Comment le dire : insignifiants
de plus en plus m’apparaissent ces petits
poèmes qu’on peut lire aujourd’hui publiés un peu partout, sans le secours
du livre. Non du livre imprimé, de l’objet
d’encre et de papier qu’on désigne le plus souvent par ce terme. Mais de cet
opérateur de pensée, de ce dispositif supérieur de signification et
d’intelligence sensible qui organise les perspectives, relie en profondeur et
me paraît seul propre à mériter le nom d’œuvre.
Non, bien entendu, que tel petit
poème ne puisse charmer par tel ou tel bonheur d’expression, la justesse par
laquelle il s’empare d’un moment ou d’un fragment de réalité et parvient ainsi
à s’imprimer dans la mémoire. Et nous disposons tous – et moi pas moins qu’un
autre - de ce trésor de morceaux qu’à l’occasion nous nous récitons à
nous-mêmes et dans lequel, même si c’est devenu un cliché de le dire, certains,
dans les conditions les plus dramatiques puisent pour donner sens à leur souffrance
et trouver le courage ou la volonté d’y survivre.
Mais la littérature me semble
aujourd’hui avoir bien changé. Nous ne sommes plus au temps des recueils.
Difficile de plus en plus d’isoler radicalement la page de l’ensemble dans lequel elle a place. C’est en terme de
livre qu’aujourd’hui paraissent les œuvres les plus intéressantes. Pas sous
forme de morceaux choisis. Ce qui rend aussi du coup la critique plus
difficile. Aux regards habitués, comme le veut notre époque, aux feuilletages.
Au papillonnage. Aux gros titres. À la pénétration illusoire et rapide.
Le livre de Laure Gauthier, kaspar de pierre, paru à La Lettre volée, est précisément de ceux
dont le dispositif et la cohérence d’ensemble importent plus que le détail
particulier. Ou pour le dire autrement est un livre dans lequel le détail
particulier ne prend totalement sens qu’à la lumière de l’ensemble. Non
d’ailleurs que tout à la fin nous y paraisse d’une clarté parfaite. S’attachant
à y évoquer non la figure mais l’expérience intérieure de ce Kaspar Hauser que
nous ne connaissons le plus souvent qu’à travers l’image de « calme orphelin » rejeté par la vie,
qu’en a donnée Verlaine, Laure Gauthier, à la différence de ceux qui se sont
ingéniés à résoudre le bloc d’énigmes que fut l’existence et la destinée de cet
étrange personnage, ramènerait plutôt ce dernier à sa radicale opacité, son
essentielle différence qui n’est peut-être d’ailleurs à bien y penser que
celle, moins visible et moins exacerbée par les circonstances certes, de chacun
d’entre nous.
Il existe aujourd’hui une
tendance profonde de notre littérature et de notre poésie à s’affranchir des
limites de notre courte et obscure existence pour s’ouvrir aux mille et une
sollicitations qui lui viennent de l’Autre
et à y répondre par tous les jeux possibles de l’imaginaire et du décentrement.
Ce n’est, sans doute, pas en soi, une mauvaise chose. À la condition de ne pas
oublier, ce que devraient nous avoir appris les grandes plongées
d’interrogations textuelles de ces dernières décennies : à quel point le
langage parle aussi pour lui-même et qu’à le polir en miroir visant à refléter
le monde, il ne nous renvoie plus que d’illusoires clichés. De cette tentation,
Laure Gauthier a bien pris la mesure, elle qui s’interdit de conclure son livre
par une affirmation, d’arrêter l’histoire de son personnage à cette succession
bien ordonnée d’images fixes et faussement éclairantes que proposent les
habituelles biographies. Et, si elle prête effectivement voix à cet « enfant troué », « enfant cochon » qu’est pour elle Kaspar, elle invente pour cela une
forme pronominale, « Jl » qui
rassemble dans une même structure le Je
qui produit l’adhérence et le Il qui
reconnaît la distance, conduisant ainsi sa prosopopée loin des mirages auxquels
se prennent toujours tant d’esprits ne jurant que par la clarté et ses
supposées transparences.
Pour elle, en effet, la destinée
de cet enfant sorti de nulle part, sans
origine connue, presque sans langue,
allant d’accueils en abandons jusqu’à se trouver transpercé par la lame d’un
inconnu, une nuit de décembre, dans le parc d’un château de Bavière, n’a rien à
voir avec les chroniques qu’en ont laissées ceux qui, nombreux, se seront
intéressés à son sort. Car il ne s’agit pas pour Laure Gauthier de produire à ce
sujet quelque discutable et sans doute inutile vérité de surface, quelque
sombre dépôt de mots ou quelque aimable calligraphie à déposer au pied d’une
nouvelle figure venue remplacer l’ancienne, à l’intérieur du grand musée de
cire de l’Histoire, mais de tenter d’épouser, dans ses marches et ses marges, une forme dynamique et ouverte de vie, celle
d’avant les formules apprises, les images gravées et les mots qui enferment,
toute la force d’une vie infiniment tendue vers
la beauté du monde, son soleil, tous ses jaunes, ses courants et ses flux,
suivis et poursuivis jusqu’à leur indéfinissable embouchure.
Cosme Tura, Saint Sébastien, 1484, Gemaldgalerie, Berlin |
Et c’est je crois cela que
cherche à sa manière le livre de Laure Gauthier : rendre compte comme il peut,
jusqu’au possible hurlement de sa chair, de la souffrance intérieure, animale,
de l’être qui ne connaît d’embouchure,
jeté sur le terrain social, que cette partie du mors qu’on lui place en la
bouche. Qui se voit niée sa béance. Au besoin traitée par toute la panoplie des
chimies médicales. Et voit se dissoudre son énergie, la puissance sauvage,
aveugle de son désir, dans les bienséances appliquées de l’organisation
bourgeoise.
Il y a du coup pour Laure
Gauthier, presque un intenable pari de venir dire par les mots cette exigence
d’avant et d’après le langage que toute la variété des langues
institutionnelles a pour principale fonction de venir museler, bâillonner. Et
c’est au lecteur bien entendu de prolonger comme il pourra, à travers ses
élans, ses trouées, ses brisures, ce chant étouffé, déprimé, insurgé, si
violemment accusateur parfois, qui s’élève pour donner voix à cette instance
ici nommée kaspar, qu’insensé serait,
quiconque ne saurait reconnaître, ensevelie toujours en lui, la lointaine et
première présence.
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