jeudi 16 octobre 2025

MARCHER DANS LA VILLE COMME À L’INTÉRIEUR DE SON SIÈCLE. SUR LE DERNIER LIVRE DE MILÈNE TOURNIER CHEZ LURLURE.

 

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Durant toute une année, d’un 31 mai à l’autre, jour après jour, Milène Tournier s’est astreinte à rendre compte, parfois d’une simple ligne, parfois au moyen d’un texte plus long, des marches qu’elle a improvisées à travers l’espace sans cesse renouvelé et ouvert de la rue. Nous entraînant avec elle dans divers quartiers de Paris ainsi que de sa banlieue. Poussant parfois des pointes jusqu’à des localités plus lointaines.

La forme d’une ville, comme nous l’aura dit Baudelaire puis rappelé le regretté Jacques Roubaud[1], change plus vite hélas que le cœur des humains. Quand j’avais l’âge, un peu moins peut-être même, de Milène, je me promenais volontiers avec dans la poche le Piéton de Paris de ce Léon-Paul Fargue aujourd’hui quasiment oublié mais auquel à l’époque je vouais une sorte de culte pour la façon dont il ouvrait sa solitude à la « somme  brasseuse  et  polymorphe »[2] du monde dont, y marchant lui aussi, infatigablement, il traversait l’assidu fourmillement.

Allant à leur tour à la rencontre de ce foisonnement, les textes de Milène Tournier se montrent toutefois bien différents de ceux du Piéton de Paris ou de Haute Solitude, cet autre maître livre du vieux poète parisien. Ce n’est pas seulement que le monde volontiers pittoresque de la première moitié du siècle dernier a presque aujourd’hui disparu. C’est aussi que si parfois, dans 31 kilomètres aujourd’hui, se retrouve la même capacité à retenir le réel à travers un système d’analogies étranges et fulgurantes, comme à travers cette évocation au Musée militaire d’un tank présentant un faux air de grand piano à queue, le regard que porte Milène Tournier sur la ville se montre beaucoup plus direct, présent, empli de l’immédiate fragilité de son objet, du tremblé de ses lignes que celui de son aîné qui vise surtout à la généralité nostalgique d’un tableau définitivement assuré dans son architecture, ses couleurs et ses traits.

dimanche 12 octobre 2025

CHANTER POUR LES SOURDS. LA POESIE PRISE ENTRE L'OFFRE ET LA DEMANDE.

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« Chanter pour les sourds » disait Théophile Gautier « est une occupation mélancolique ».

 Je ne compte plus en effet le nombre de poètes, parfois très estimables, qui sur les réseaux sociaux, se plaignent du peu de cas que la société à laquelle ils s’adressent, fait de leur production. On peut comprendre la frustration, le découragement, la tristesse et jusqu’au désespoir qui finissent par envahir le cœur de certains qui ne faisant l’objet que d’une très relative et médiocre attention voient la scène poétique concentrer ses feux sur quelques personnalités dont le principal mérite, à leurs yeux, ne relèverait que de la double habileté relationnelle et communicationnelle.

mardi 7 octobre 2025

FASSIN, GELLÉ, MOULIN, DUBOST : LES NOUVEAUTÉS D’OCTOBRE DANS LA COLLECTION LITTÉRATURES DE L’ATELIER CONTEMPORAIN.

 


 

Des nouveautés en nombre ce mois-ci dans la Collection Littératures de l’Atelier Contemporain.

La première, La douceur rouge des étoiles, signée de Laurent Fassin qui s’y voit accompagné de peintures de Benoît de Roux, a pour ambition de rapprocher la poésie de la musique en substituant notamment à ce qu’on a coutume d’appeler ses blancs, terme pictural, ce que l’auteur, lui, veut appeler silence. Le poème s’entend alors comme partition susceptible « sans renoncer à l’horizontalité qui préside à son essor, reconduite de ligne en ligne et vers après vers », de se donner un caractère, à sa façon, polyphonique. Deviendrait ainsi possible « une lecture à double entrée, horizontale et à la fois verticale, reconnaissant au poème une étonnante capacité à se métamorphoser sans cesse ». Cela bien sûr n’est pas absolument nouveau mais convient plutôt bien à ces évocations en partie fugitives des multiples absences, rougeoyantes solitudes et fragiles éclaircies qui composent avec insistance, le monde en profondeur ouvert, en constant mouvement et tension qui fait ici entendre ses voix.

vendredi 3 octobre 2025

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. LE NU DANS LA TAILLE, UN RÉCIT POÉTIQUE DE YANNICK KUJAWA, CHEZ EDERN EDITIONS.

Boulonnais depuis toujours, j’ignorais tout de l’existence, depuis le XVIIème siècle, dans la bocagère région d’Hardinghen, de ces « champs souterrains grands comme des océans » que mon ami Yannick Kujawa aura entrepris d’évoquer à travers la pathétique histoire d’une fille « toute blanche dans un noir d’encre ». J’aurai donc si longtemps parcouru, à pied, à vélo, en voiture, ce territoire, sans jamais soupçonner qu’il y eut là des mines de charbon, les premières apparemment à avoir été dans le Nord exploitées, exploitées en l’occurrence étant le mot juste, puisqu’y descendaient pour quelques malheureux sous des enfants des deux sexes qui n’y faisaient pas long feu.

Comme je l’écrivais il y a une bonne dizaine d’années à propos d’un poème de l’irlandaise Eawan Boland, évoquant une gravure[1] illustrant toute l’horreur de la Grande Famine du milieu du XIXème siècle qui réduisit de plus d’un quart la population irlandaise en l’espace de quelques années, le grand art, même s'il dénonce avec le plus de force, la misère infligée aux femmes, s'apparente souvent quand même, par la brutalité de sa technique à un rapt, un viol, arrachant à jamais le corps représenté, à son air natal, pour l'emprisonner dans sa page. Du coup  devenue cage. Rien de tel dans l’ouvrage de Yannick Kujawa qui, dans une grande simplicité de trait, une disposition d’esprit profondément empathique à l’égard des humbles, réinstalle poétiquement son personnage de Blanche au cœur de cette beauté cosmique qui continue pour elle, dans ses immenses dimensions et d’espace et de temps, de faire paysage à ses plus profondes détresses. Par quoi c’est tout son être qui s’en trouve exhaussé. Alors certes, on dira que cette histoire faite pour nous serrer la gorge cherche quand même par là à nous rendre comme l’écrivait Paul Celan, le chagrin habitable. Mais n’est-ce pas aussi parfois, dans ces temps d’assez grande sécheresse, ce dont nos cœurs ont besoin. Comme des belles figures de martyrs et de saints de Fra Angelico.

J’y reviendrai.

EXTRAITS 

mardi 30 septembre 2025

SORTIE DE MATIÈRE DE DOMINIQUE QUÉLEN CHEZ FLAMMARION. SINGULIER FAÇONNAGE.

 

À paraître ce mercredi chez Flammarion : MATIÈRE de Dominique Quélen. Dans l’immédiat, disons qu’on y retrouvera, bien ou mal entendu, du Quélen et du Quélen pur jus. S’astreignant ironiquement aux choses difficiles comme peler la surface de l’eau. Plonger tête première pour s’enfoncer sous la terre. Se confronter à l’absence. Celle dans la vie, par exemple, du frère. Celle dans les mots, de ce réel, bancalement, qui fuit. Travaillant, non à combler, mais  façonner ces manques – dans matière il y a métier – par l’assemblage, en quelque deux cents petits tombeaux déguisés de prose, d’un objet, d’une machine qui pourrait n’avoir d’autre sens que d’avoir été à sa façon mont(r)ée, n’était que dans sa forme, ses substances, cela quand même, de l’intérieur, bizarrement, vit.

mercredi 24 septembre 2025

SUR JAN BRUEGHEL L’ANCIEN. LE MONDE EST NOTRE LIEU.


 Je ne sais si Jan Brueghel l’Ancien dont j’ai pu voir ou revoir certaines œuvres il y a quelques semaines au musée des Flandres de Cassel où était évoquée sa collaboration avec l’anversois Van Balen, frottait bien d’un jus d’ail ses cuivres pour en accroître l’adhérence, ni si c’est à ce support singulier, plus lisse que le bois ou la toile et surtout moins absorbant, que sa touche doit de nous paraître plus lumineuse et subtile, le fait est que ses paysages ont quelque chose d’alléchant, sapide, frémissant, offrent des profondeurs qu’on a comme envie de traverser, des espaces qu’on s’imagine à son tour pouvoir pénétrer sans s’y perdre. Que ses compositions soient animées de dizaines voire de centaines, de tout un flot, d’humains qui s’agitent, ou ne présentent au contraire que quelques figures réduites d’ermites ou de chasseurs,  Jan Brueghel l’Ancien nous montre un paysage plein, c’est-à-dire, saisi, dans toute l’intensité d’une forme pensée non plus comme décor, secondaire ornement, mais  présence essentielle. Puissamment sublimée. Qu’on rêve à son tour d’habiter.

jeudi 18 septembre 2025

AVEC PÉTRARQUE. APPRENDRE À VIVRE PLUS LARGEMENT SA VIE. SUR LE LIVRE DE JEAN-PIERRE SUAUDEAU CHEZ JOCA SERIA, COURIR À CE QUI ME BRÛLE.

 

L’histoire, les belles histoires nécessitent parfois quelques arrangements avec la réalité. Le mensonge, l’invention sont les nerfs de la littérature.

Jean-Pierre Suaudeau

Certes, on en apprendra sans doute plus sur Pétrarque à travers le long article même brouillon que lui accorde l’édition française de Wikipedia, qu’à travers ce beau livre de Jean-Pierre Suaudeau, Courir à ce qui me brûle, que ce dernier consacre principalement à l’évocation des divers séjours que fit l’auteur du Canzoniere à Fontaine de Vaucluse, sur les bords de la Sorgue, où peut se visiter aujourd’hui, sur l’emplacement de ce qui fut autrefois sa maison, le petit musée qui en perpétue la mémoire.

C’est que le livre de Jean-Pierre Suaudeau n’est pas exactement ce qu’on peut appeler une biographie. Du moins une de ces biographies d’artiste, qui reposant sur une écrasante documentation, une connaissance impressionnante de leur sujet, s’efforcent par leur agencement de restaurer au jour le jour dans ses moindres détails, la continuité supposée d’une vie singulière. Ce livre est une fiction. Une de ces fictions biographiques, dans lesquelles comme le remarque Dominique Viart à qui l’on doit cette expression, leur auteur se tourne moins vers la reconstitution factuelle de la vie d’une personne autre qu’il ne cherche à donner forme, figure, à la représentation subjective qu’il s’en fait. [1]

mercredi 10 septembre 2025

RECOMMANDATION DECOUVREURS : ÉLÉGIES MINEURES DE CHRISTOPHE MANON AUX ÉDITIONS NOUS.


 

Et alors où serons-nous ? que deviendrons-nous ? dans quelles ténèbres serons-nous cachés ? dans quel gouffre serons-nous perdus ? Il n'y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes. «La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra un je ne sais quoi, qui n'a point de nom dans aucune langue »

Bossuet

 

Je pense être maintenant suffisamment familier de l’œuvre de Christophe Manon pour me dire qu’il ne restera pas insensible à cette envie qui m’aura pris de placer la courte note qui suit sous, non point l’égide, le parrainage, mais la dure, réaliste et puissante perspective dressée par Bossuet dans l’oraison funèbre composée par lui à l’intention d’un certain Père Bourgoing,  supérieur général des Oratoriens.

Sic transit gloria mundi !

jeudi 4 septembre 2025

CAMPAGNES ANCIENNES. POÈMES.

J’aime qu’un texte ne s’envisage pas comme une structure close. Si le poème est bien pour moi à chaque fois comme un paysage nouveau de langue, j’aime l’idée que son lecteur le reconstitue à sa façon et selon ses propres harmoniques. Lecteur de mes propres textes, je les lis rarement deux fois de la même manière. Me laissant différemment porter, selon le degré d’intelligibilité que, dans l’instant, je m’en forme, par les diverses suggestions, sémantiques autant que musicales qu’il porte. Car un texte n’est pas une forme à jamais figée. Une sorte de papillon épinglé sur sa plaque de liège. Tout en puissances et surgissements, il vit et se revit. Se réincarnant sans cesse. Au cœur de cette inépuisable métamorphose et relance du vivant et de l’intelligence liée qu’exalte si bien, Montaigne parlant du monde comme d’« une école d’inquisition ». Et de notre quête de connaissance comme d’une agitation, une chasse. Sachant qu’il y est sans doute excusable comme il dit de manquer à la prise. Moins, de s’abstenir d’y entreprendre les courses les plus belles.