samedi 17 mai 2025

PAS ENCORE LASSE LA MAIN QUI ORDONNAIT LE MONDE. SUR LE NOUVEAU LIVRE DE GÉRARD CARTIER : LES BAINS-DOUCHES DE LA RUE PHILONARDE, CHEZ OBSIDIANE.

Bon. Les livres dont il me faudrait parler s’accumulent. Le temps dont je dispose pour le faire avec l’empathique patience qu’ils réclament, se réduit. Il me semble aussi qu’une certaine forme d’énergie, de cette joyeuse et optimiste créativité qui m’a longtemps porté, est en train de m’abandonner. Effet pas seulement de l’âge. De ce climat, je constate, de faux-semblant, d’effrontée publicité de soi-même qui, de concert avec le panurgisme culturel ambiant, me gâte chaque jour davantage ce beau commerce d’art et de pensée qui devrait pourtant permettre à chacun de se sentir moins écrasé par le cynique mercantilisme des temps. Oh ! Pouvoir d’un seul bond briser l’ombre. Courir comme autrefois en équilibre sur le tranchant de la lumière…

Les Bains-douches de la rue Philonarde, de l’ami Gérard Cartier, que publie Obsidiane dans sa jolie collection Le Carré des lombes, est un recueil de voyageur. Son titre en est trompeur. Les courts poèmes ici rassemblés sont loin de ne se focaliser que sur cette étroite rue, à mes yeux assez triste et banale, d’Avignon qu’un attachement singulier de l’auteur pousse à évoquer à quatre ou cinq reprises à l’intérieur de son livre.  De strophe en strophe – on en compte entre 150 et 200 - ces Bains-douches de la rue Philonarde vous entraînent à leur suite d’un bout à l’autre de l’Europe[1], en bottes de 7 lieues. Oui, on voyage beaucoup avec l’auteur dans ce livre un peu nomade, ce qu’un simple coup d’œil à la table des matières où le mot voyage apparaît 3 fois, voisinant avec une petite dizaine de termes géographiques, suffit à faire comprendre.

Lecteur, comme le disait Proust, tout d’abord de moi-même, j’ai ainsi eu plaisir à revoir en pensée des lieux par moi aussi traversés. La colline aux croix de Šiauliai en Lithuanie, comme la grotte de Gutmanis aux environs de Riga dont je viens de revoir les nombreuses photos que j’en ai conservées. Des lieux davantage proches aussi comme les Charmettes si chères au cœur de Rousseau où par chance j’ai pu me promener – c’était dans une autre vie - à la saison des pervenches en fleurs, voire plus récemment les places la nuit, mais parcourues à pied, non pas à bicyclette, de l’heureuse Padoue[2]… Après tout on peut aimer un livre de poésie à proportion de ce qu’il remue en vous de souvenirs émus.

Dans une apostille, Gérard Cartier parle d’impromptus pour qualifier ces poèmes qu’il dit « tirés d’un carnet où dorment des notes de voyages et des bribes de poèmes écartées de [ses] livres ».  Que ces poèmes relèvent dans leur ensemble d’une forme légère et souple d’improvisation, liée à l’instant dépaysant qui les aura fait naître, je veux naturellement bien le croire. Mais je fais aussi confiance à leur auteur pour estimer qu’ils ne sont pas venus sans un effort de forme qui leur aura donné quelque surcroît d’expressivité. Conféré quelque mystérieux excédent de pénétration à travers quoi seul à mon sens s’effectue véritablement la communication poétique.

Nombreux sont les ouvrages de Cartier que j’ai lus et dont j’ai pu rendre compte. Depuis Le Désert et le Monde (Flammarion, 1997) que j’ai introduit dans une des toutes premières sélections du prix des Découvreurs avec des ouvrages de Jean-Paul Michel, Pascal Commère, Hélène Dorion, au Roman de Mara paru cette fois chez Tarabuste, j’ai pu me familiariser avec l’esprit mobile et profondément curieux de cet auteur nourri d’une authentique conscience de l’excitante complexité des choses parmi lesquelles, sans toujours bien les comprendre, sans jamais toujours bien les aimer, sans pouvoir non plus les diriger toujours comme on voudrait, on se retrouve à conduire des existences dont on sait bien qu’elles ne seront que de passage, furtives, inaccomplies. D’où ce désir d’en fixer certaines traces par des mots. Viennent ainsi d’abord des noms précis de lieux. Des mots empruntés parfois à d’autres langues. Des références historiques et littéraires exactes. Des indications de couleur et de son. Des esquisses de paysage avec des notations animalières et botaniques sensées leur donner un peu vie et présence. Indications météorologiques encore pour animer et rendre plus présent l’ensemble. Mais sans jamais oublier au cœur de tout cela la conscience interrogeante et réflexive, la sensible pensée de l’être sachant que c’est à elle toujours que revient bien la charge d’ordonner le monde[3] – espace et temps -  et qui sait à quel point cette tâche impossible est malgré tout nécessaire.

D’où l’effort de continuer à tracer toutes sortes de lignes. De dessiner des figures. Découvrir des relations. Proposer des itinéraires.  Se faire aussi sismographe des puissantes forces affectives qui de partout traversent. Pour se découvrir, voire d’une certaine façon se construire ou se déconstruire soi-même.  Ainsi, rassemblant dans cet ouvrage qui tient plus du recueil que du livre, les formes brèves retenues dans l’embarras de ses divers carnets, le poète ingénieur Cartier accumule pour les partager avec nous des moments qui lui sont restés chers. Nous ouvrant un peu plus la porte d’une intimité. Qui au fond, se trouve être, toujours un peu aussi, la nôtre. Mais la nôtre élargie. Sous des formes, oui des formes, vibrantes.

Cliquer pour ouvrir le PDF

EXTRAITS :

Pour donner une idée plus précise justement des formes dont joue ici le recueil, j’ai choisi de reprendre pour les lecteurs de ce blog, une des 19 parties qui le composent. La via Francigena est une de ces anciennes voies de pèlerinage sans oublier de commerce qui traversaient  autrefois l’Europe, du Nord vers le Sud. On la confond le plus souvent avec l’itinéraire suivi en l’an 990 par un certain Sigéric, archevêque de Canterbury, qui relata son voyage vers Rome en en indiquant avec une grande précision les diverses étapes. Ainsi après avoir traversé la Manche s’arrêta -t-il pour ne parler que des localités proches de la mienne, à Sombre, près de Wissant, puis Guines, Thérouanne, Bruay la Buissière, Arras…

Je me suis ingénié à respecter autant que possible les typographies employées par Gérard Cartier. Qui ne sont reproductibles qu’en utilisant un traitement de textes avancé et dont le produit ne peut être partagé ici que sous la forme d’un PDF. Qu’on peut ouvrir en cliquant sur l’image ci-dessus.



[1] Et pas seulement d’ailleurs puisque les premiers textes se rapportent au Rajasthan (Jaipur, Jodhpur)

[2] « Ici à Padoue, je suis sûr d’être aimé » aurait vers la fin de sa vie confié Pétrarque, à son ami Matteo Longo.

[3] Référence ici à un poème de la page 37, tiré de l’ensemble intitulé 3 Semaines en Avril : « Jungle le jardin    poèmes en friche    ce printemps    tout est à l’abandon    qui pourtant chante & fleurit    mais mon œil est blessé    & lasse la main    qui ordonnait le monde »

 

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