Piazza SORDELLO |
Certains peut-être l’auront remarqué, un peu lassé de toutes ces publications dont certains de leurs auteurs s’acharnent à faire jour après jour l’indiscrète publicité, je me tourne de plus en plus vers ces divers et nombreux espaces d’art et de culture qui, dans la relative ignorance où je suis d’eux, me donnent davantage à découvrir et me permettent aussi de me sentir appartenir au temps plus long et qui sait plus vivifiant et généreux de l’Histoire, une Histoire qui a encore tant et tant à nous apprendre et fourmille d’occasions d’exciter notre toujours insatisfaite et gourmande curiosité.
Foin donc des sourdes autant que pénibles actuelles mécaniques du moi. J’entreprendrai aujourd’hui de parler de Mantoue dont le nom m’aura longtemps fait rêver, associé qu’il est à celui de l’auteur des Georgiques et des Bucoliques ainsi qu’à celui du peintre de la Chambre des époux dans le magnifique Palais ducal qu’on découvre en pénétrant sur la place Sordello dont le nom célèbre un poète-troubadour dont on ne sait quasiment plus rien sinon l’élogieuse mention qu’en fit à deux reprises Dante inspirant sans doute par là le poème à lui consacré par l’écrivain anglais Robert Browning qui à son tour inspira Oscar Wilde ainsi peut-être qu’un court passage du Molloy de Beckett.
Arrivant à Mantoue une fin d’après-midi de novembre, à partir de l’autoroute Gènes-Milan que l’on quitte pour prendre la direction Piacenza, Cremona, on passe de la belle lumière ligure aux habituels brouillards de la plaine du Pô dont l’atmosphère un peu fantastique nous remet à mille lieux de celle que nous laissaient imaginer les merveilleux dessins dont Maillol, qui s’inspirait là sans doute plutôt de la région des Pyrénées orientales où il possédait une villa, naguère illustra les recueils de Virgile.
Se promener les jours suivants sur les bords du Mincio, pensant à Proust qui écrit quelque part[1] envier, lui qui se trouvait enfermé dans une chambre aux volets fermés, « les belles promenades du sage de Mantoue », partant justement de Piazza Virgiliana, c’est-à-dire du parc dans lequel se dresse une haute statue du grand poète antique, oui se promener sur les bords du Mincio n’est pas désagréable. Mais on y peine toujours à imaginer le décor arcadien évoqué dès la première pièce des Bucoliques. Nul hêtre parmi les arbres qui accompagnent la promenade. Et bien sûr aucune flûte champêtre. Et on comprend vite aussi au vu de la vaste étendue d’eau qui enserre en grande partie la ville qu’en été les habitants de Mantoue, ville humide s’il en est, sont plus incommodés par les piqures de moustiques que par le bêlement entêtant des agneaux[2].
N'importe. Une fois passé via Verdi à la Panificio Il Granaio di Cavalli Marco qui fait un excellent pain d’Espagne puis être allé s’installer un instant dans le cadre élégant et sympathique du Ducale Cafe, Via Pietro Fortunato Calvi, on n’a que quelques pas à faire pour visiter ce qui pourrait bien être l’une des plus belles églises d’Italie qui comme on sait n’en manque pas. Chef d’œuvre d’architecture en grande partie renaissante, dont la conception remonte à Alberti qui aura suivi les premières années de sa réalisation, elle frappe dès qu’on y entre par l’impression de grandeur et d’harmonie qui s’en dégage. Ne disposant pas des lumières nécessaires pour m’y risquer de façon autre que superficielle pour ne pas dire ignorante, je ne chercherai pas à rendre vraiment compte de la beauté ainsi que de la richesse du lieu. Il faudrait des mois et des mois d’études pour ne pas dire d’années pour en parler avec science. Je laisserai donc parler quelques photos. Regrettant qu’une bonne partie des peintures murales des différentes chapelles latérales aient été lors de mes passages si peu éclairées. Notamment celle où se trouve le tombeau de Mantegna tout à gauche de l’entrée, plongée vraiment dans les ténèbres. Heureusement quelques pièces m’auront permis d’en éclairer temporairement l’ensemble mais il m’aura fallu aller vite, ma petite monnaie n’étant pas inépuisable.
Le rapide montage ci-dessus donne une petite idée de la splendeur impressionnante de l’ensemble, une idée qui malheureusement n’a de valeur que touristique. On y remarquera bien sûr la coupole qui, avec ses 12 fenêtres entre lesquelles à intervalles réguliers de dressent les statues mesurant chacune plus de 5 mètres, de la Foi, de l’Espérance, de la Charité, célèbre avec l’ajout de la Religion, les trois vertus théologales. À l’intérieur de cette coupole la scène peinte autour de 1770 par un certain Giorgio Anselmi évoque le Paradis où à côté de toutes sortes de personnages, Longin, le fameux centurion qui aurait abrégé les souffrances du Christ, est représenté pour être à l’origine de la présence ici de quelques goutes du Saint Sang qu’il aurait emmené jusqu’à Mantoue avant d’y être décapité. Ce sang possède une histoire assez extraordinaire que je raconterai peut-être un jour. Il est conservé à l’intérieur de deux vases, dans l’autel de la crypte, protégés par rien moins qu’une douzaine de serrures dont les clés sont gardées dit-on par douze personnes différentes.
La redécouverte en l’an 804 de cette précieuse relique auprès du cadavre supposé de Longin fournit le thème du tableau réalisé par Rinaldo Mantovano sur un dessin de Giulio Romano que j’ai reproduit à gauche de mon image. Le tableau de droite représente lui la lapidation de Saint Etienne et serait de la main même du fameux architecte décorateur du Palais de Te. Sans qu’on puisse parler d’œuvres exceptionnelles ces peintures parfaitement conservées ou restaurées sont des plus belles et on a plaisir à en admirer, dans les limites que j’ai évoquées, le détail. La fresque de la demie-coupole du chœur due au même Anselmi dont j’ai aussi parlé plus haut, consacrée elle au martyre de San Andrea à qui l’église est dédiée, est plus intéressante de loin que de près. C’est d’ailleurs sans doute ce qui était recherché.
Quand on sort de la basilique il faut se laisser prendre par la vue qui vous attend sur la gauche. L’ensemble formé par la Rotonda, la Tour de l’Horloge et le Palazzo de la Ragione est splendide. Plus encore dans l’éclat du soir. Passant sous les arcades, dans l’agitation des sorties de bureau, les lumières des cafés, des boutiques, vous invitent à descendre la via Broletto par laquelle on rejoint la piazza Sordello et le bel alignement sombre du Palazzo Ducale. Qui contient bien des merveilles. Sans le savoir on sera passé à côté d’une autre statue de Virgile. Qu’on verra quand même plus tard. À quelques centaines de mètres aussi du théâtre social Bibiena où Mozart aura donné l’un de ses tout premiers concerts. Au large du Château Saint-Georges après avoir longé la maison du Rigoletto, on retrouve les bords du Mincio. Se disant que Mantoue vaut vraiment le voyage et qu’on a hâte déjà d’être à demain pour en découvrir de nouvelles richesses.
[1] "Naturellement, condamné depuis tant d’années à vivre dans une chambre aux volets fermés, qu’éclaire la seule électricité, j’envie les belles promenades du sage de Mantoue". Chronique parue dans la NRF, en juin 1921.
[2] Cela permet-il de récuser en faux la poésie de Virgile ? Dans le livre qu’il lui a consacré Giono répond de façon à mon sens admirable à cette interrogation. Voici : « Il a mis toute sa terre dans ses vers. Oh, pas à la façon des journalistes, des reporters, des photographes, et de ceux qui écrivent dans la réalité, qu’ils disent. Il a mis toute sa terre, l’ayant au préalable broyée soigneusement sur son cœur et réduite en fine poudre d’or, en sève et en fumée de brume, pour qu’il puisse en composer en toute liberté une terre qui sera valable pour toute la terre. De sérieux alpinistes ont beau prétendre qu’il n’y a pas de hêtres à Mantoue et même fort loin de Mantoue et que, cependant, le menteur a écrit sub tegmine fagi. Non. Ici, il a mis les murs enfumés des fermes des collines, là les saules rouges, là les plaines lombardes, là les vieux hêtres que les alpinistes ne voient qu’à partir de 1 100 mètres d’altitude ; il les a mis à côté de son Mincio frangé de roseaux, et c’est lui qui a raison. Car on n’attendra pas la découverte de l’Amérique pour être généralement ému de ces paysages sans réalité géographique ; mais quand on aura découvert l’Amérique on en sera bouleversé jusque par là-bas au-delà du Michigan. Et l’autre qui s’obstine au nom de la raison et d’on ne sait quoi de scientifique à prétendre que les hêtres ne poussent qu’à partir de 1 100 mètres. Non mon ami ! Sub tegmine fagi où que je sois, même au fond de la fosse des Kouriles. Voilà la poésie ! Ainsi autour de cette neuvième et de cette première églogue qui sont le centre des Bucoliques, il passe trois ans à mettre des hêtres, des bergers, des chevreaux, des fromages, du lait, du miel, des eaux claires et des vents légers dans le tumulte qui déchire son pays »
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