Tout récemment paru aux éditions lurlure, Le Tombeau de Jules Renard du poète picard Ivar Ch’Vavar, ravira sûrement ceux que j’imagine nombreux qui attendent de la poésie qu’elle nous donne à voir le monde non dans sa mystérieuse et impénétrable essence mais dans toute l’acuité et le pittoresque nouveau que lui confère un matériel d’images et de mots tout aussi attentifs à eux-mêmes qu’aux physiques réalités qu’ils tâchent d’approcher. Le livre est court et se lit vite. Mais se relit aussi avec plaisir. Et se relit encore. Chose bien rare de nos jours.
Suite de tercets[1] composés de vers oscillant entre le dissyllabe et l’alexandrin, très occasionnellement liés par la rime, l’ouvrage forme un bien sympathique bestiaire qui nous montre le monde animal d’une manière où la pertinence de l’observation rejoint toujours la fantaisie dans ce qu’elle peut avoir de jubilatoire pour l’esprit qui se plaît à suivre dans l’expérience et la connaissance qu’il a des choses, les multiples échos, les résonances, qui s’y voient libérés.
Ainsi pour le bousier que Ch’Vavar évoque ainsi :
Il se déhanche, titanesque
pousse, pousse – une nouvelle planète
(il l’a faite !) roule dans la nuit.
Héroï-comique allégorie de l’acte poétique, peut-être, cette courte pièce où la répétition du verbe pousser prend à la lumière de ce que l’on sait de cet insecte coprophage, un caractère impérativement scatologique, ne se contente pas à mes yeux d’évoquer l’ombre d’on ne sait quel laborieux Sisyphe - le bousier, savez-vous, peut déplacer plus de mille fois son poids ! – il me fait l’effet aussi de quelque sombre toile, couverte de ses craquants vernis, d’un disciple de Daumier avant de me conduire à m’abîmer dans la grande idée pascalienne des fameux deux infinis ! La mention de Pascal m’entraînant à son tour à revenir vers le merveilleux livre de Pascal Commère, De l’humilité du monde chez les bousiers, qui fut, il y a tant d’années déjà, notre premier prix des Découvreurs…
Dans son intelligente préface, Laurent Albarracin commente avec brio certaines de ces courtes pièces sans trop s’attarder toutefois sur le titre de l’ouvrage. Le lecteur qui aura lu les Histoires naturelles de Jules Renard se souviendra sans doute que ces Histoires qui comprennent elles aussi un bien vivant et fort évocateur bestiaire, débutent par un texte intitulé Le Chasseur d’images, qui pointe d’entrée de jeu le mode principal de fonctionnement du livre[2]. On a plaisir alors aussi à comparer les deux recueils à travers les pièces assez nombreuses traitant du même animal. Ainsi la chèvre que nos deux auteurs voient avant tout lectrice. Même si la nature de leur curiosité, la feuille du journal officiel affiché au mur de la mairie pour l’un, l’œuvre philosophique d’Heidegger pour l’autre, reste passablement différente. Dans l’ensemble, en dépit de quelques textes d’une concision plus que lapidaire[3], les portraits d’animaux de Jules Renard apparaissent davantage circonstanciés, ce que laisse entendre le titre, dans lequel le mot Histoires recouvre la présence à l’intérieur du livre de quelques courts récits permettant à l’auteur de mettre en situation son objet ainsi que de se mettre à l’occasion plus ou moins fictivement en scène. Ch’Vavar quant à lui semble ne manifester sa présence qu’à travers son travail personnel d’expression. On ne manquera toutefois pas de remarquer que sa toute dernière pièce qui relève en ce sens de la signature est consacrée au crabe[4] dont son pseudo d’écrivain est une nomination picarde. Quant à l’âne[5] qui ouvre la série, avec sa belle duplicité d’animal à la fois doux et luxurieux, comment ne pas y voir comme un clin d’œil, puisqu’il y est question de cils, à ces postulations bien contradictoires, manifestes depuis toujours à l’intérieur de son œuvre.
Aussi ce Tombeau, loin d’enterrer, je veux dire par là renvoyer à l’oubli, l’œuvre de Jules Renard - tiens, nos deux auteurs ont des noms qui tous deux désignent des animaux – marche-t-il avec lui de conserve dans une sorte de promenade hommage posthume à laquelle j’imagine peu de lecteurs de Ch’Vavar auraient imaginé se voir un jour conviés. Mais dont on s’accordera sans nul doute à penser qu’ils apprécieront de l’y accompagner. Avec ou sans accordéon pour soutenir leur pas.
[1] Le sous titre de l’ouvrage parle sans doute abusivement de haïkus.
[2] Tel en tout cas que le formule la présentation sur le site de l’éditeur : « Des haïkus – mais dont Ivar Ch’Vavar pervertit le genre. Ce qui l’intéresse avant tout, ici, c’est comment se forme, s’articule, se déploie (ou évite de se déployer), comment « fonctionne » une image poétique. Quel est le « mode opératoire » de celle-ci ou de celle-là, voilà la question posée dans ces poèmes. Laurent Albarracin s’est chargé dans sa préface d’identifier et de définir quelques-uns de ceux à l’œuvre dans ce recueil. »
[3] Ainsi pour le serpent : « Trop long. »
[4] Le crabe /il court en biais, tout dansant/ se chercher l’accordéon/ qu’il lui manque entre les pinces.(page 36)
[5] L’âne/ il dort dans une forêt de cils/ alors un long serpent rougeâtre/ lui sort du ventre humer le monde. (page 21)
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