L'Ange pauvre de Paul Klee |
Quel est le lieu aujourd’hui du poème ? Et quel en est toujours la puissance agissante ? En intitulant son dernier livre Les Utopiques, I, il semble que le poète Gilles Jallet, qui se réfère ici comme l’indique son Préambule, aux grands modèles devenus canoniques que sont Les Pythiques (Pindare), Les Bucoliques et Les Géorgiques (Virgile), Les Tragiques (Agrippa d’Aubigné), les envisage plutôt dans leur perte, leur dissolution que dans leur entière et pleine maîtrise ou possession.
Se référant aussi aux Anges pauvres de Paul Klee, ce peintre qui sur sa pierre tombale aura fait écrire qu’il « habite aussi bien chez les morts que chez ceux qui ne sont pas nés encore, un peu plus proche de la création que de coutume, bien loin d’en être jamais assez proche », Gilles Jallet nous apparaît bien conscient aussi de la profonde ambivalence de toute véritable production poétique qui est face au réel de s’éloigner du même pas qu’elle s’approche et dans son rapport au sens, de le voir s’évanouir dans le même temps qu’il s’exhibe. Si bien qu’il faut sans cesse y revenir. Dans l’écrire et le lire. Accepter de n'exister que dans cet insaisissable et mouvant entredeux.
Ainsi ce qui frappera en premier lieu j’imagine, le lecteur de ce recueil au disparate totalement assumé, est la façon dont l’auteur juxtapose dans de courtes séries à la métrique éprouvée, divers états, je ne saurais dire d’un même poème, du moins divers essais s’employant par exemple, comme c’est à plusieurs reprises le cas, à en prolonger la phrase originale - cette fameuse phrase donnée peut-être comme en témoignent tant d’artistes du verbe. Si bien que chacun de ces essais se présente comme le brouillon d’un texte à venir dont justement le lieu n’existe pas encore et reste à inventer.
Ainsi me paraît restitué ce qui fait à mes yeux le fond même de l’acte d’écrire, qui n’est qu’un farouche effort de parole consistant comme j’ai dû l’écrire quelque part, « à substituer toujours un brouillon de mots à un autre brouillon depuis la brouille elle-même incertaine des choses. Ou plus exactement de la vie dont le besoin de parole émane ».
Le terme de brouillon toutefois ne doit pas égarer. Loin de prendre ici ce terme dans son acception négative de simple préfiguration confuse, mal dégrossie, d’une perfection à venir, j’y vois la fluide condensation en mots, d’un fier mouvement d’âme et de pensée, soucieux tant de sa forme que de son énergie, qu’il se sent tenu, sous peine de les voir finalement se pétrifier, se coaguler, de sans cesse reconfigurer.
Dans une très belle série magnifiquement intitulée Oui à la voix solitaire que nul n’écoute, Gilles Jallet semble de surcroît traversé par l’obscur sentiment de l’incommunicabilité du poème. Tout en en célébrant comme on le voit la singulière venue. Nul romantique sanglot dans ce chant qui s’élève uniquement pour acquiescer à ce qui dans l’air, dans le vide et la voix fait simplement résonance à l’être. La poésie de Gilles Jallet est une poésie ouverte. De plein assentiment. Qui jusqu’au bout dit oui. Jusqu’à l’impossibilité même de dire « oui » à quelque chose.
NOTE
J’avais retenu pour diverses raisons la suite intitulée TROIS GALETS DE LA DORDOGNE, pour la donner, dans mon Anthologie, à découvrir à mes amis lecteurs. Puis je me suis aperçu que c’était aussi le choix fait par l’auteur lui-même dans sa présentation pour le site de la MEL. Fallait-il revoir ce choix ? Non. Il faut bien avoir comme l’écrit Francis Ponge le courage de son goût.
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