Libre de l’obscure
menace d’un étroit tombeau. On ne sait d’où vient cette phrase qu’on
lit sur l’une des plaques scellées aux murets de ciment bas qui entourent pas
trop joliment à Boulogne-sur-Mer, le Calvaire des marins qui domine le port. Une
belle herbe dense régulièrement entretenue repose d’abord les yeux, jette en
direction de l’horizon sa grande nappe végétale qui fait paraître en contrebas
de la falaise, le sable plus tranquille, l’eau dans le ciel plus calme. Se
retournant, on découvre derrière un rideau de haies vives, sans ouverture sur
la mer, des petits jardins ouvriers tout en salades, poireaux, choux, sans trop
de fleurs ou de fruitiers tandis que dans le petit quartier-résidence de
l’autre côté de la rue, les maisons, simples cubes sans étage apparent, ouvrent
en façade deux ou trois fenêtres minuscules augmentées, dans le haut de leur
porte d’entrée, protégée par un auvent léger, d’un rectangle étroit de jour sombre.
C’est au large, de Land’s End, pointe
extrême au sud-ouest de la Cornouailles dans les parages de l’île mythique de
Lyonesse qui avant de servir de cadre aux « fantasies » du
romancier américain Jack Vance, fut un des lieux merveilleux de la légende
arthurienne, que disparut le jeune Adrien Bourgain, mousse, avec le chalutier Vert
Prairial, au matin du 14 mars 1956. Ses maîtres de l’école d’apprentissage
maritime de Boulogne nous le rappellent, qui ont imaginé pour lui ces mots
singuliers qu’ils ont fait graver sur la plaque de marbre sombre et qui
résonnent étrangement dans ce quartier d’habitation si proche et pourtant si
loin à la fois de la mer. Comme si cette loi d’équilibre qui préside selon
certains philosophes aux destinées du vivant découvrait là encore sa secrète
illustration. Comme si, face à la voracité démonstrative, démesurément ouverte
de la mer, les vies des fils, filles, des cousins, frères et femmes peut-être
encore, de ces marins disparus dont le monument désert prend en charge comme il
peut, le souvenir, avaient cherché – et l’on sait bien que ce n’est qu’une
idée, une impression, les choses pouvant s’expliquer de façon beaucoup plus terre-à-terre,
si l’on peut dire ! – avaient cherché et trouvé là, finalement, à
s’enclore, figées dans l’espace étroit d’un lieu renfermé sur lui-même.
Déshabité du grand large. Délié, dégagé. Affranchi d’horizon.
Mais que sait-on finalement du vivant ?
De la vie véritable des hommes ? Il est facile, ignorant, de monter comme
ça, les mots, les idées, les uns contre les autres. D’opposer ainsi la
séduction de certains lieux à l’absence de charme de tant d’endroits
d’apparence déshérités mais qui ne sont souvent que socialement désavantagés. Sans
doute même que les histoires qui naissent en de tels endroits valent amplement
celles plus convenues des autres. Mais ira-t-on jusqu’à se dire que tel petit
quartier réel comme celui qu’on découvre ici remontant de la mer jusqu’en haut
de la rue du Baron Bucaille reste potentiellement plus riche d’aventure
humaine, de puissance même fictionnelle que
tous ces livres, ces récits qui les enferment depuis longtemps dans les
clichés eux aussi bien souvent étroits de la littérature ? On pourrait
sans réserves l’affirmer s’il ne fallait pour approcher telle secrète et
obscure richesse, une curiosité, une expérience, une capacité d’écoute et
d’interprétation, une multiplicité de savoirs aussi que nos vies simplement normales
ne suffisent en général pas à rassembler. Ainsi passons-nous tout-à côté, en
même temps très loin, des choses. Qu’heureusement des pages, des phrases, jusque
dans leur mensonge, à leur façon quand même, un peu, éclairent. Ne soyons dupes
alors, ni du pouvoir des mots, ni surtout de leur impuissance.
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