Non, Louise, cet
ouvrage de poésie qui raconte l’histoire d’une femme violée de façon répétée au
cours de son adolescence, par un beau-père, n’est pas un livre tragique.
Terrible si l’on veut, comme l’est à coup sûr, l’histoire de ces femmes
syriennes évoquées dans cet autre beau livre d’Isabelle Alentour composé d’après
le documentaire réalisé par Manon Loizeau1 sur la façon dont le
régime de Bachar Al Assad utilise le viol comme instrument de répression. Mais
de même qu’Ainsi ne tombe pas la nuit loin
de se terminer sur le constat de l’anéantissement de ces femmes doublement
martyres, du régime inhumain du Boucher de Damas et du caractère impitoyable de
la coutume, montre au final toute la beauté de leur dignité puissamment réaffirmée,
Louise témoigne d’une forme de
reconquête de soi-même et se conclut sur l’espérance revenue de « la belle clarté [et de] la belle sérénité du
matin. »
En fait, le fil directeur de ce récit-poème est moins
l’histoire de ce viol subi par l’héroïne (j’emploie ici volontairement le mot)
à l’âge de 14 ans que celle, beaucoup plus large et plus complexe, de sa
relation déçue avec une mère apparemment dépressive, faible en tout cas, qui en
dépit de son amour, aura fermé les yeux ou n’aura pas su protéger comme elle
l’aurait dû, son enfant. C’est l’histoire d’une fille qui s’est sentie
abandonnée que nous raconte Louise.
Pas celle uniquement d’une adolescente violée.
Le livre d’ailleurs s’ouvre et se conclut de façon
significative sur la mort de la mère. Prétexte au tout début à revoir au
grenier, d’anciennes photographies et à s’interroger sur l’énigme d’une
existence qui, elle aussi, aura comporté son lot singulier de douleur. Pour
finalement dans les dernières pages saisir intuitivement le lien profond de
souffrance et de déchirement qui les attache l’une à l’autre. Et, par
delà tous les reproches, et les appels non entendus, refaire corps avec la
disparue, dans l’apaisement, le calme revenu de la mémoire.
Disons-le quand même aussi, Louise n’est pas un livre facile. On ne l’appréhendera pleinement
qu’après l’avoir relu. Non seulement parce que l’écriture très élaborée
d’Isabelle Alentour est infiniment et heureusement plus du côté de la
suggestion et de l’ellipse que du compte-rendu détaillé et analytique, mais parce que l’intelligent et subtil dispositif
énonciatif qui le soutient ne livre pas à première lecture toutes ses clés.
C’est là d’ailleurs que réside une certaine spécificité de la poésie qui plus
qu’aucune autre forme de parole résiste à toute lecture impatiente et
superficielle. Ainsi Louise, le personnage, s’exprime-t-elle au style direct, à
la première personne, tantôt par l’intermédiaire d’un pronom « je », signe qu’elle est
alors redevenue, en partie, sujet de sa propre parole, tantôt au moyen d’une
forme plus étrange, clivée, un « j/e »
qui marque formellement le moment de son existence où elle menace de basculer dans
la folie et se voit accueillie en hôpital psychiatrique. Entre ces deux
instances, c’est à travers la troisième personne qu’Isabelle Alentour évoque
les moments impossibles à dire, qui auront suivi son viol, accompagnant
toutefois son personnage de paroles adressées et attentives comme pour lui
témoigner qu’elle ne reste pas seule et suivre le mouvement qui la conduit
lentement à briser l’armure qu’elle s’est constituée, sortir de l’espèce de mutique
et radicale altérité où la violence de ce qui lui a été infligé aura failli la
maintenir.
Car si Louise est bien ici une pathétique et douloureuse
victime, elle ne se réduit pas à ce triste statut. Chevalière à rebours qui
affronte, contre sa volonté, les monstres, elle finit par trouver les mots puis
les paroles puis la force qui, la délivrant progressivement de la carapace mortifère
dans laquelle elle a dû, en l’absence d’autre protection, trouver refuge, lui permettront
d’écrabouiller sur le drap la hideuse araignée, symbole de toutes les
abominations qu’on lui aura infligées et laissées subir dans la solitude et le
noir. Puis enfin libérée, rêver d’un livre plus lumineux, plus heureux que ceux
qu’on fait lire aux enfants. Un conte enfin qui sauverait et les mères et les
filles.
J’imagine bien volontiers que le livre d’Isabelle Alentour
qui sans se laisser aller à une fiction autobiographique, sait d’expérience de
quoi tout cela retourne, est fortement nourri de cette belle espérance. Lui qui
sait dans une série de petits textes dispersés en italiques, faire revivre la
somme des tendres et parfaits souvenirs d’enfance dont son héroïne (j’emploie toujours
ici volontairement le mot) conserve au cœur la nostalgie, en acceptant que
désormais, comme le visage toujours aimé malgré tout de sa mère, ils soient
passés, sur l’autre rive.
Note :
1.
Il s’agit du documentaire, Syrie, le cri
étouffé, qu’on peut visionner sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=djqLnSaAR6w
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