jeudi 14 juin 2018

TRAJECTOIRE DÉROUTÉE DE SANDA VOÏCA CHEZ LANSKINE.


C’est à sa fille Clara, morte d’un cancer à l’âge de 20 ans, que la poète d’origine roumaine Sanda Voïca dédie l’ouvrage que les éditions LansKine viennent de publier d’elle. Trajectoire déroutée, titre on le voit déjà très parlant, est un livre de deuil. Un livre qui témoigne à sa manière, poignante assurément, et souvent déstabilisatrice, de la façon dont la perte d’un enfant, d’un être qui, réellement, est la chair de sa chair, modifie cruellement pour une mère la courbe de sa vie, déplace son centre de gravité. La déroute. L’égare. Désorientant en profondeur ses moindres perceptions : 







Je sors dans mon jardin

et dès la porte d’entrée

l’air, le soleil, les fleurs

m’attaquent :

mur qui me pousse

et m’empêche de le traverser,

de faire des pas, de sortir.

Pétrifiée et tremblante

devant cette tombe ad hoc,

celle de la fille,

venue jusqu’ici.



Si je voulais me jeter par terre

je ne tomberais pas :

l’air du jardin devenu solide

m’en empêcherait.



Que faire d’une telle douleur ? D’une absence qui reste tellement et si longtemps présente. Sans que chacun trouve sa place. Ni la morte. Ni la vivante. Continuant d’échanger par-delà cette frontière pas totalement étanche qui les sépare, chaque poème se fait alors « navette » entreprenant de recoudre dans son fil de parole le tissu déchiré des temps. De faire aussi se rejoindre malgré tout, les espaces. De trouver le point d’équilibre enfin, où au-delà de tout réalisme étroit, la mère et la fille parviennent à partager quelque chose toujours de leur essence sinon de leur matérialité propres : 

J’ai enfanté une pierre

elle est devenue poussière.

Pierre que j’animais

dans chacune de mes secondes.

Elle resplendissait

je disparaissais,

en cherchant l’équilibre.

Tournant autour de son axe

mon corps devenait pierre.



Je prenais ta place –

tu devenais lumière.



Quand l’équilibre a été atteint

le roc allumé s’est éteint

est devenu poussière.

Duvet que mon corps

maintenant contient.

Il s’allume et s’éteint

mille fois par jour,

en cherchant l’équilibre.



Ici pourtant : pas de repos. Car le verbe est définitivement investi d’une mission tragique : se faire s’il le peut à nouveau ou pour un moment, chair. Chair flottant entre existence et néant comme dans le bleu des tableaux de Chagall. Revenante. Chair ardant aussi sous la chair, chair réunie, comme dans cette intime douleur qui pointe sous le talon qui s’est un jour posé sur la flèche des morts.
Trajectoire de la douleur : on n’en finit jamais avec sa chair.

Sa tombe est un chemin.

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