Entre l’idée
Et la réalité
Entre le mouvement
Et l’acte
Tombe l’Ombre
Et la réalité
Entre le mouvement
Et l’acte
Tombe l’Ombre
Car Tien est le Royaume
Entre la conception
Et la création
Entre l’émotion
Et la réponse
Tombe l’Ombre
Et la création
Entre l’émotion
Et la réponse
Tombe l’Ombre
La vie est très longue
Thomas Stearns Eliot, The Hollow
men, 1925
Traduction de Pierre Leyris
Qu’attendons-nous de la lecture
d’un poème ? Ou plus exactement de la lecture d’un livre de poésie. Que
nous ne nous contentons pas de simplement parcourir, feuilleter pour en
produire ensuite quelques lignes qui fassent plaisir à l’ami ou à la connaissance
qui nous l’a adressé. J’avoue que je ne sais toujours pas trop bien répondre à
cette singulière question. Lisant et relisant ces derniers jours les 2 derniers
ouvrages de Pierre Drogi que viennent de publier les éditions Lanskine je
m’aperçois que je balance de plus en plus entre le désir de me sentir ébranlé,
déporté, déconcerté par la puissance de bouleversement d’une parole que je sens
habitée et le besoin tout aussi fort de me trouver accueilli, contenu, relié au
cœur d’une pensée qui fasse pour moi sens et ne me perde pas au cœur de la
forêt.
La Pudeur Antonio Corradini, Naples |
Les deux Ombres attachées que produit Pierre Drogi me touchent et me
rejettent. J’en comprends bien, je crois, l’impossible projet d’installer par
le poème « une formule d’air »
(I 58) permettant d’étreindre ou du moins
de le tenter l’intervalle existant entre nous et le monde. Entre les mots
et la réalité. Entre nous et les autres. Entre l’auteur et ses lecteurs. Entre
les temps qui nous composent. Et les espaces. Tant nous sommes à cœur et plus
sans doute que les atomes dont nous parle Epicure, faits de distances. Et de
vides. Et je comprends aussi cette volonté de se projeter hors de soi, pour
écouter, regarder, regarder de tous nos
yeux (I 70), nos yeux devant, derrière, la terrible altérité des choses.
Mais quel large filet de paroles, quel artificieux voile de mots (invelato) saura venir un jour enserrer,
épouser, comme dans ces extraordinaires sculptures que j’ai pu admirer tant de
fois dans la chapelle Sansevero de Naples, le corps fuyant, vivant, de la
réalité. Les mots semble nous dire Pierre Drogi ne retiennent que cendres.
Comme ce cadavre de chien qu’il évoque pris par les retombées de l’éruption du
Vésuve (I 72).
Le monde ne serait-il donc alors pour
nous fait que d’apparitions. Et de disparitions. Jaillissements partout qu’on
sent de la belle et cruelle énergie saine et saignante du vivant :
chevreuil, cavalier, lance et lumière puis ronce noire, dépouilles basses sous
la futaie… Surgissements. Écroulements. Poussières. Ou « farine cendreuse et qui crissera sous nos dents». Poème écrit
à tout moment Pierre Drogi : un
Jéricho de parole !
Dans un précédent billet portant sur une œuvre plus ancienne j’avais loué cette façon qu’avait, bien que nourrie
d’une rare culture, la poésie de Pierre Drogi de m'apparaître comme un « fluide
simple », une circulation d’énergies prises on peut dire à toutes
choses qui de chaque recoin de la création viennent s’y mélanger, s’y échanger,
jouir de leurs métamorphoses pour nous arracher aux fausses certitudes des
identités arrêtées et relancer l’infini commerce que nous n’aurions jamais dû
suspendre avec tout ce qui de partout renverse et déborde : la vie. Et
j’insistais sur cette façon qu’il avait, d’accueillir et de répondre. Par une
intensité d’œil. Une profondeur qu’on y sent bien de cœur et de pensée.
Il faut cependant bien reconnaitre qu’on est aussi confronté
dans la souvent fulgurante poésie de Pierre Drogi à des blocs d’énigme qui ne
tiennent pas seulement à la nature profonde et toujours renversante de
l’expérience des choses mais à la présence indiscrète me semble-t-il de
référents culturels qui loin de faire lien pour le bénévole lecteur auquel il en appelle, font au contraire barrage, dans
la mesure où il semble que par eux le poème cesse d’être parole adressée mais rumination
comme pour soi d’être. Sans doute me dira-t-on que je n’ai nul besoin par
exemple de reconnaître les traces de certains poèmes de Georg Trakl dans
l’étrange énumération des noms mis entre parenthèses, (Sonja) (Afra) (Anif) que
je trouve page 69 d’Anemomachia. De
même qu’il n’est sûrement pas nécessaire que je sache que le dernier vers d’À bouche sanglante qui est une citation
est vraisemblablement emprunté au poète roumain Nichita Stanescu que Drogi a
naguère traduit. Ne sentirai-je par ailleurs plus rien à le lire si je n’avais pas
vu moi-même, à Bar-le-Duc, ce transi de Ligier Richier qu’il rapproche
apparemment des machines anatomiques réalisées au XVIIIéme pour le marquis di Sangro. Ou découvert
il y a plus de quarante ans grâce à André Breton l’œuvre de ces deux peintres
messins qui se firent appeler Monsu Desiderio…
Dans sa réponse à une enquête
publiée dans un ancien numéro de la belle revue Triages, Pierre Drogi
écrivait : « Ce que j’attends
d’une lecture de poème : le sentiment d’une dimension de profondeur qui
écarte les mots, me laisse respirer entre eux, me donne du temps, fait appel à
tout ce que j’ai senti, lu, éprouvé, mis à l’épreuve auparavant, que le texte
convoque en me donnant en même temps la certitude d’une rencontre, sans face à
face et sans enjeux de pouvoir. » Ajoutant qu’il faisait du poème le
lieu d’un « combat adressé du dedans
contre l’insignifiance, contre l’absence d’articulation possible de la
pluralité foisonnante des éléments. » N’y a-t-il pas dès lors
quelque paradoxe à perdre son lecteur dans une prolifération de références le
plus souvent très allusives qui ne peuvent que le renvoyer au sentiment étouffant,
déprimant de sa propre ignorance ? Voire à totalement le fourvoyer et l’amener
par exemple comme je l’ai lu sur le net dans un billet par ailleurs ne manquant
pas d’intelligence, à imaginer que le mot allemand « horch » qu’il reprend à plusieurs reprises dans son
texte et qui veut dire « écoute ! »
renvoyait à l’inventeur du moteur 4 cylindres, le constructeur automobile
allemand August Horch !
La Désillusion Francesco Queirolo, Naples |
Je ne sais plus où j’ai lu que
Pierre Drogi s’étonnait que l’on trouvât difficile sa poésie. La réalité lui
paraissant infiniment plus complexe et déroutante. Sans doute. Mais nous ne vivons
pas dans la réalité. Nous vivons des réalités que nous ne percevons et ne
pensons qu’à travers des représentations. Et c’est le petit miracle humain de
la culture que de nous permettre d’habiter, pour le meilleur ou pour le pire,
une nature accueillie, ordonnée par la pensée. Pensée qu’il appartient aux
savants, aux philosophes, aux artistes tout particulièrement, d’incessamment
remettre en cause pour nous éviter l’illusion d’oublier justement qu’elle ne
sera jamais qu’illusion. Simulacre intelligent mais aussi nécessaire des choses.
On n’écrit bien disait quelqu’un
du début de l’autre siècle que dans son arbre généalogique. Et Pierre Drogi,
docteur es-lettres, poète, essayiste, traducteur tient de toutes ses branches à
la culture qu’il a par ailleurs aussi charge
d’enseigner dans un important lycée parisien. C’est pourquoi son admirable et
tragique obstination à vouloir traverser à forces de paroles, de références et
de représentations nos écrans de langage pour s’approcher au plus près d’un
silence qui serait le grand silence confondant et comme égalisateur des choses
doit bien sûr être salué. Mais comme on aimerait que sa vive sensibilité, sa
peu ordinaire conscience de la solitude et de la séparation, jointe au
sentiment qu’il a aussi de la douloureuse beauté du monde nous repoussent un peu moins parfois vers les bords.
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