mercredi 6 septembre 2017

À PROPOS DES 2 OMBRES ATTACHÉES DE PIERRE DROGI AUX ÉDITIONS LANSKINE.

Entre l’idée
Et la réalité
Entre le mouvement
Et l’acte
Tombe l’Ombre

Car Tien est le Royaume

Entre la conception
Et la création
Entre l’émotion
Et la réponse
Tombe l’Ombre

La vie est très longue

Thomas Stearns Eliot, The Hollow men, 1925
Traduction de Pierre Leyris


Qu’attendons-nous de la lecture d’un poème ? Ou plus exactement de la lecture d’un livre de poésie. Que nous ne nous contentons pas de simplement parcourir, feuilleter pour en produire ensuite quelques lignes qui fassent plaisir à l’ami ou à la connaissance qui nous l’a adressé. J’avoue que je ne sais toujours pas trop bien répondre à cette singulière question. Lisant et relisant ces derniers jours les 2 derniers ouvrages de Pierre Drogi que viennent de publier les éditions Lanskine je m’aperçois que je balance de plus en plus entre le désir de me sentir ébranlé, déporté, déconcerté par la puissance de bouleversement d’une parole que je sens habitée et le besoin tout aussi fort de me trouver accueilli, contenu, relié au cœur d’une pensée qui fasse pour moi sens et ne me perde pas au cœur de la forêt.

 La Pudeur Antonio Corradini, Naples
Les deux Ombres attachées que produit Pierre Drogi me touchent et me rejettent. J’en comprends bien, je crois, l’impossible projet d’installer par le poème « une formule d’air » (I 58) permettant d’étreindre ou du moins de le tenter l’intervalle existant entre nous et le monde. Entre les mots et la réalité. Entre nous et les autres. Entre l’auteur et ses lecteurs. Entre les temps qui nous composent. Et les espaces. Tant nous sommes à cœur et plus sans doute que les atomes dont nous parle Epicure, faits de distances. Et de vides. Et je comprends aussi cette volonté de se projeter hors de soi, pour écouter, regarder, regarder de tous nos yeux (I 70), nos yeux devant, derrière, la terrible altérité des choses. Mais quel large filet de paroles, quel artificieux voile de mots (invelato) saura venir un jour enserrer, épouser, comme dans ces extraordinaires sculptures que j’ai pu admirer tant de fois dans la chapelle Sansevero de Naples, le corps fuyant, vivant, de la réalité. Les mots semble nous dire Pierre Drogi ne retiennent que cendres. Comme ce cadavre de chien qu’il évoque pris par les retombées de l’éruption du Vésuve (I 72).



Le monde ne serait-il donc alors pour nous fait que d’apparitions. Et de disparitions. Jaillissements partout qu’on sent de la belle et cruelle énergie saine et saignante du vivant : chevreuil, cavalier, lance et lumière puis ronce noire, dépouilles basses sous la futaie… Surgissements. Écroulements. Poussières. Ou « farine cendreuse et qui crissera sous nos dents». Poème écrit à tout moment Pierre Drogi : un Jéricho de parole !

Dans un précédent billet portant sur une œuvre plus ancienne j’avais loué cette façon qu’avait, bien que nourrie d’une rare culture, la poésie de Pierre Drogi de m'apparaître comme un « fluide simple », une circulation d’énergies prises on peut dire à toutes choses qui de chaque recoin de la création viennent s’y mélanger, s’y échanger, jouir de leurs métamorphoses pour nous arracher aux fausses certitudes des identités arrêtées et relancer l’infini commerce que nous n’aurions jamais dû suspendre avec tout ce qui de partout renverse et déborde : la vie. Et j’insistais sur cette façon qu’il avait, d’accueillir et de répondre. Par une intensité d’œil. Une profondeur qu’on y sent bien de cœur et de pensée.

Il faut cependant  bien reconnaitre qu’on est aussi confronté dans la souvent fulgurante poésie de Pierre Drogi à des blocs d’énigme qui ne tiennent pas seulement à la nature profonde et toujours renversante de l’expérience des choses mais à la présence indiscrète me semble-t-il de référents culturels qui loin de faire lien pour le bénévole lecteur auquel il en appelle, font au contraire barrage, dans la mesure où il semble que par eux le poème cesse d’être parole adressée mais rumination comme pour soi d’être. Sans doute me dira-t-on que je n’ai nul besoin par exemple de reconnaître les traces de certains poèmes de Georg Trakl dans l’étrange énumération des noms mis entre parenthèses, (Sonja) (Afra) (Anif) que je trouve page 69 d’Anemomachia. De même qu’il n’est sûrement pas nécessaire que je sache que le dernier vers d’À bouche sanglante qui est une citation est vraisemblablement emprunté au poète roumain Nichita Stanescu que Drogi a naguère traduit. Ne sentirai-je par ailleurs plus rien à le lire si je n’avais pas vu moi-même, à Bar-le-Duc, ce transi de Ligier Richier qu’il rapproche apparemment des machines anatomiques réalisées au XVIIIéme  pour le marquis di Sangro. Ou découvert il y a plus de quarante ans grâce à André Breton l’œuvre de ces deux peintres messins qui se firent appeler Monsu Desiderio…

Dans sa réponse à une enquête publiée dans un ancien numéro de la belle revue Triages, Pierre Drogi écrivait : « Ce que j’attends d’une lecture de poème : le sentiment d’une dimension de profondeur qui écarte les mots, me laisse respirer entre eux, me donne du temps, fait appel à tout ce que j’ai senti, lu, éprouvé, mis à l’épreuve auparavant, que le texte convoque en me donnant en même temps la certitude d’une rencontre, sans face à face et sans enjeux de pouvoir. » Ajoutant qu’il faisait du poème le lieu d’un « combat adressé du dedans contre l’insignifiance, contre l’absence d’articulation possible de la pluralité foisonnante des éléments. »  N’y a-t-il pas dès lors quelque paradoxe à perdre son lecteur dans une prolifération de références le plus souvent très allusives qui ne peuvent que le renvoyer au sentiment étouffant, déprimant de sa propre ignorance ? Voire à totalement le fourvoyer et l’amener par exemple comme je l’ai lu sur le net dans un billet par ailleurs ne manquant pas d’intelligence, à imaginer que le mot allemand « horch » qu’il reprend à plusieurs reprises dans son texte et qui veut dire « écoute ! » renvoyait à l’inventeur du moteur 4 cylindres, le constructeur automobile allemand August Horch !

La Désillusion Francesco Queirolo, Naples
Je ne sais plus où j’ai lu que Pierre Drogi s’étonnait que l’on trouvât difficile sa poésie. La réalité lui paraissant infiniment plus complexe et déroutante. Sans doute. Mais nous ne vivons pas dans la réalité. Nous vivons des réalités que nous ne percevons et ne pensons qu’à travers des représentations. Et c’est le petit miracle humain de la culture que de nous permettre d’habiter, pour le meilleur ou pour le pire, une nature accueillie, ordonnée par la pensée. Pensée qu’il appartient aux savants, aux philosophes, aux artistes tout particulièrement, d’incessamment remettre en cause pour nous éviter l’illusion d’oublier justement qu’elle ne sera jamais qu’illusion. Simulacre intelligent mais aussi nécessaire des choses.


On n’écrit bien disait quelqu’un du début de l’autre siècle que dans son arbre généalogique. Et Pierre Drogi, docteur es-lettres, poète, essayiste, traducteur tient de toutes ses branches à la  culture qu’il a par ailleurs aussi charge d’enseigner dans un important lycée parisien. C’est pourquoi son admirable et tragique obstination à vouloir traverser à forces de paroles, de références et de représentations nos écrans de langage pour s’approcher au plus près d’un silence qui serait le grand silence confondant et comme égalisateur des choses doit bien sûr être salué. Mais comme on aimerait que sa vive sensibilité, sa peu ordinaire conscience de la solitude et de la séparation, jointe au sentiment qu’il a aussi de la douloureuse beauté du monde nous repoussent un peu moins parfois vers les bords.

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