mercredi 20 septembre 2017

CES MORTS EN NOUS. INEFFACÉS. SUITES ET FINS DE JEAN-LUC STEINMETZ AUX ÉDITIONS DU CASTOR ASTRAL.

Il est des auteurs dont on se demande bien pourquoi le milieu poétique ne leur accorde pas davantage de cette considération qu’il accorde parfois si généreusement à d’autres. Jean-Luc Steinmetz me semble de ceux-là. Peut-être que la qualité remarquable de son œuvre critique cache aux yeux de certains sa non moins remarquable mais plus inquiète création poétique. Peut-être aussi que son sens de la liberté individuelle et l’exigence de son écriture qui pour être abondante a toujours refusé de se payer de mots, l’ont maintenu à l’écart des modes, des chapelles, des clans, des coteries, par quoi se soutiennent toujours, je crois, nombre de réputations.

Profondément vivante et toujours en éveil, comme appelante, la poésie de Jean-Luc Steinmetz fait du « je » la caisse de résonnance à travers laquelle peut s’éprouver et se reformer au sein de la parole le motif sans cesse à recomposer de la relation le plus souvent pathétique que nous entretenons avec le monde. Avec Suites et fins, qu’a récemment publié Le Castor Astral, c’est principalement vers le monde des morts que se tourne la pensée du poète qui de fait présente la dernière des six parties de son ouvrage comme une catabase. Long défilé, insistante évocation des morts que la disparition survenue entretemps du poète américain John Ashbery à qui renvoie la troisième partie du livre rend désormais plus évidente encore. Comme l’est dans la reprise de cette suite ancienne datant de 1960, qui célèbre les splendeurs de la mer Égée, la mention rajoutée à la fin de chacun des huit poèmes qui la composent, de ce désolant bilan de naufrages migratoires dont notre actualité se fait le monotone écho.

 « Surgies comme elles le peuvent, en prose, en vers », ces diverses figures de disparus, parmi lesquelles on notera tout particulièrement celle de cette amie allemande à laquelle il consacre au cœur même de son livre un thrène bouleversant, conduisent Jean-Luc Steinmetz à prendre « la mesure des temps qui s’éloignent ». Ramenant pour un moment à l’existence l’image nébuleuse et fatiguée de l’ancêtre vigneron venant lui tendre une grappe qui révèle « plus d’amertume que de sucre », celle de la mère surtout à qui, lui, ce « tombé-des-flancs » offre la plante des accouchées, « l’ancien dictame de Crète », du père qui rapidement passe plutôt que de lui faire face et de regarder qui il est, du « troupeau décimé » des camarades d’école, des maîtres dont il mesure la taille « pour la conscription du poème », du « cœur adoré d’une fillette de dix ans » dont il ne touche « qu’une eau brûlante/ dont se retirent les doigts blessés », avant que n’apparaisse le journalier de son village réparant « la clôture/ assiégée par les orties », puis d’autres, d’autres en foule, figurants ou renommés ….

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Livre émouvant donc et souvent même déchirant, Suites et fins s’inscrit ainsi dans la longue tradition qui va d’Homère à Jung, de cette nekyia, convocation rituelle des Ombres, à travers laquelle le psychiatre allemand voyait la possibilité d’une régénération de la psyché humaine. Sans aller jusque-là, il faut bien constater que Jean-Luc Steinmetz ne mésestime pas ici  la capacité de la pratique poétique à endiguer en partie, à sa mesure, la perte qu’en même temps elle signifie. Pour établir avec cette dernière un ambigu partage. Car si le poème ne remonte du royaume des morts que de fragiles et évanescents simulacres, « du genre osselets, poinçons, bifaces, et les traces d’un art du feu sur les parois », c’est l’incertain mais sûrement pas indifférent miracle du poème que de tirer ceux qui ne couvrent plus la terre de leur ombre - comme s’en vantait d’ailleurs en son temps Ronsard – de l’oubli auquel ils seraient sans cela promis. Et de renouer avec eux ce perpétuel, cet éternel échange par quoi se « confondent les degrés du réel, / du songe et du mensonge ». Par quoi le poète, conscient que c’est par « l’unique fait de vivre aujourd’hui » qu’il peut faire se promener celle qu’il a un jour déshabillée dans la chambre d’un certain Hôtel de Londres, peut former le vœu de la voir dans les marges de son poème, marcher « encore à l’heure même, intacte dans l’imperméable tissé de pluies/ sans rien qui la soustraie de la liste des morts ».


Y a-t-il rien qui vous élève/ Comme d'avoir aimé un mort ou une morte demandait Apollinaire dans un célèbre poème d’Alcools auquel au moins l’un des textes de Steinmetz (page 149) fait, me semble-t-il, référence. On s’abstiendra de ramener la poésie de Jean-Luc Steinmetz à quelque formule close ou exagérément positive. Toutefois, s’il sait que ce qui cherche à étreindre dans l’écriture n’embrasse souvent que le vide, que ce qui fait apparaître n’empêche pas la disparition, et que nous ne disposons avec les mots comme avec les images que de piètres fantômes, il sait bien reconnaître de quoi la perte et la présence à nos côtés des morts aussi nous ensemencent. Et quel fort sentiment même douloureux de vie peuvent toujours alimenter ces pensées que nous entretenons. Des morts en nous ineffacés.  

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