Il est des auteurs dont on se
demande bien pourquoi le milieu poétique ne leur accorde pas davantage de cette
considération qu’il accorde parfois si généreusement à d’autres. Jean-Luc
Steinmetz me semble de ceux-là. Peut-être que la qualité remarquable de son
œuvre critique cache aux yeux de certains sa non moins remarquable mais plus
inquiète création poétique. Peut-être aussi que son sens de la liberté
individuelle et l’exigence de son écriture qui pour être abondante a toujours
refusé de se payer de mots, l’ont maintenu à l’écart des modes, des chapelles,
des clans, des coteries, par quoi se soutiennent toujours, je crois, nombre de
réputations.
Profondément vivante et toujours
en éveil, comme appelante, la poésie de Jean-Luc Steinmetz fait du « je » la caisse de résonnance à
travers laquelle peut s’éprouver et se reformer au sein de la parole le motif
sans cesse à recomposer de la relation le plus souvent pathétique que nous
entretenons avec le monde. Avec Suites et
fins, qu’a récemment publié Le Castor Astral, c’est principalement vers le
monde des morts que se tourne la pensée du poète qui de fait présente la
dernière des six parties de son ouvrage comme une catabase. Long défilé, insistante évocation des morts que la
disparition survenue entretemps du poète américain John Ashbery à qui renvoie la
troisième partie du livre rend désormais plus évidente encore. Comme l’est dans
la reprise de cette suite ancienne datant de 1960, qui célèbre les splendeurs
de la mer Égée, la mention rajoutée à la fin de chacun des huit poèmes qui la
composent, de ce désolant bilan de naufrages migratoires dont notre actualité
se fait le monotone écho.
« Surgies
comme elles le peuvent, en prose, en vers », ces diverses figures de
disparus, parmi lesquelles on notera tout particulièrement celle de cette amie
allemande à laquelle il consacre au cœur même de son livre un thrène
bouleversant, conduisent Jean-Luc Steinmetz à prendre « la mesure des temps qui s’éloignent ».
Ramenant pour un moment à l’existence l’image nébuleuse et fatiguée de l’ancêtre
vigneron venant lui tendre une grappe qui révèle « plus d’amertume que de sucre », celle de la mère surtout à qui,
lui, ce « tombé-des-flancs »
offre la plante des accouchées, « l’ancien
dictame de Crète », du père qui rapidement passe plutôt que de lui
faire face et de regarder qui il est, du « troupeau décimé » des camarades d’école, des maîtres dont il
mesure la taille « pour la
conscription du poème », du « cœur
adoré d’une fillette de dix ans » dont il ne touche « qu’une eau brûlante/ dont se retirent les
doigts blessés », avant que n’apparaisse le journalier de son village
réparant « la clôture/ assiégée par
les orties », puis d’autres, d’autres en foule, figurants ou renommés ….
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Y a-t-il rien qui vous élève/ Comme
d'avoir aimé un mort ou une morte
demandait Apollinaire dans un célèbre poème d’Alcools auquel au moins
l’un des textes de Steinmetz (page 149) fait, me semble-t-il, référence.
On s’abstiendra de ramener la poésie de Jean-Luc Steinmetz à quelque formule
close ou exagérément positive. Toutefois, s’il sait que ce qui cherche à
étreindre dans l’écriture n’embrasse souvent que le vide, que ce qui fait
apparaître n’empêche pas la disparition, et que nous ne disposons avec les mots
comme avec les images que de piètres fantômes, il sait bien reconnaître de quoi
la perte et la présence à nos côtés des morts aussi nous ensemencent. Et quel fort
sentiment même douloureux de vie peuvent toujours alimenter ces pensées que
nous entretenons. Des morts en nous ineffacés.
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