PIERO DI COSIMO LA MORT DE PROCRIS |
Depuis Stendhal chacun sait bien
qu’un esprit cultivé et sensible ne peut sortir indemne de la contemplation de
la beauté quand elle surgit de plus à foison de certains lieux privilégiés1.
Le beau livre que notre amie Angèle Paoli, vient de consacrer à rassembler ses
souvenirs d’Italie, sous la forme de nouvelles poétiques au caractère un peu
tremblant et lâche2, vérifie une nouvelle fois la troublante et
incontrôlable puissance d’émotion que possèdent certains sites. Certaines œuvres.
L’idée aussi que nous nous faisons de certaines vies prises en certains de ces lieux.
Italies Fabulae, est un livre de voyages. Qui comme tout vrai voyage
mène tout autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de soi. Le lecteur lui-même
voyageur retrouvera sans doute d’abord avec plaisir ces évocations contrastées des
multiples visages de Venise et de sa Lagune, de la riche campagne toscane où se
cache toujours au fond de quelque bourg un reste de fresque dû à quelque
grand peintre renaissant, des anciens combats de Florence pour assurer son
indépendance et asseoir le prestige de sa prétendue République, des splendides
promontoires de la côte amalfitaine, pour ne rien dire de la merveilleuse
histoire qu’il connaît depuis sa lecture de Roger Caillois, de la fontaine
Aréthuse à Ortygie, cette île au bout de l’île, à Syracuse, où se retrouvent si
intimement mêlés époques et continents.
Mais comme on le fait de tout
paysage, chacun à sa manière répond à l’appel que lui lance le spectacle
attendu de la beauté. Ce dernier nous exalte. Nous fait courir en foules. Mais
nous isole aussi. Nous ramenant à notre propre finitude de passager du temps. À
notre condition de spectateur étranger. Mû un instant par la folie de croire
qu’il pourrait faire corps. S’incorporer vraiment et pour toujours ces fabuleux
mirages qu’il voit naître sous ses yeux. Et ne possédera jamais.
Et c’est cela que je devine en
creux dans les proses intranquilles et traversantes d’Angèle Paoli. Dans sa
reconnaissance de l’infidélité et de la corruption des plus vifs souvenirs. Dans
les troubles jeux de désirs, d’apparition et de disparitions que ses fictions
mettent en scène. Et sa prédilection pour les œuvres inachevées, écartées, effacées,
dont elle s’efforce au passage de ressusciter l’image disparue3.
Il y a toujours quelque part dans un livre, une expression, un mot, à travers lesquels s’organise la vision que le lecteur s’en crée. Ce mot je l’ai trouvé personnellement dans les toutes premières pages. Il n’était à ce moment que le nom pittoresque et paradoxal – l’Écharde - d’une belle et antique propriété destinée à un séjour luxueux de vacances dans la campagne toscane. Mais je l’ai retrouvé plus loin, venu nommer ce pont sur l’Arno, ce pont de la Scheggia, qui permit en 1440 aux troupes florentines de facilement remporter, aux dires de Machiavel, cette bataille d’Anghiari4 dont Angèle Paoli cherche à reconstituer sur le terrain l’histoire jusqu’à la disparition de la fresque que Léonard de Vinci reçut mission d’en réaliser pour orner la fameuse Salle du Grand Conseil (appelée aujourd'hui salle des Cinq-Cents) du Palazzo Vecchio. Étrangement, le retour de ce mot qui aurait pu me renvoyer à tant de vifs et brulants souvenirs de jardins, de campagne, m’a rappelé la célèbre phrase de Saint-Paul évoquant sans plus de précision le mal qui à ses dires l’accompagna tout au long de son existence5 pour me conduire à reconnaître dans l’ensemble des fabulae dont la poète corse compose son ouvrage, la marque de ce subtil agacement d’âme et de sensibilité, la présence de ces touches douloureuses dont s’accompagne l’intime pénétration en soi des images infiniment fantasmées que multiplient la découverte et l’inquiète fréquentation de la plupart des hauts lieux culturels.
Il n’y a pas de jouissance sans
un certain fond de manque et de douleur. Comme l’écrit superbement Baudelaire
dans le Confiteor de l’artiste
« L’énergie dans la volupté crée un
malaise et une souffrance positive. » Je ne dirai certes pas que les
beaux textes d’Angèle Paoli sont l’expression, comme on le voit dans l’œuvre
tellement singulière et habitée d’un Pierre Michon dont à certains égards on
peut la trouver proche6, d’une telle souffrance. À l’inverse du
poème de Baudelaire, ses Italies se
concluent sur un éloge de la sérénité. Mais si l’auteur ne connaît pas ou ne
nous montre pas le déchirement terrible ici de la beauté, elle est loin, assurément de
n’en pas ressentir la secrète griffure. D’en ignorer l’écharde. La sourde, vive
et fulgurante pénétration.
NOTES
1.
Voir le fameux syndrome de Stendhal décrit par ce dernier dans son Rome, Naples et Florence. Paris 1826. « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se
rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les
sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur,
la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
2.
Loin de moi l’idée d’en faire à Angèle Paoli le
reproche. Le caractère particulièrement lâche, distendu de la trame narrative
n’est pas chez elle à proprement parler une faiblesse. Le caractère de nouvelle
qu’elle imprime à ses souvenirs et le flou avec lequel tout particulièrement
dans sa section consacrée à Venise elle passe dans l’emploi des pronoms du
« Je » au « nous » puis au « Ils » et au
« Elles » sont à mettre au compte d’une simple volonté de distance. Justifiée
par le défaut de mémoire dont elle a profondément conscience et qui rend à ses
yeux plus légitime une fiction conçue comme l’indique à la page 10 du livre la
référence à J.B. Pontalis, sur le mode de la rêverie éveillée.
3.
Cela est le plus visible dans le texte intitulé Mocajo qui s’ouvre sur une belle
épigraphe d’Élie Faure : « La
fresque est faite pour fixer l’instant passionnel dans une matière solide comme
la méditation. »
4. Voir WIKIPEDIA :
5.
Voir la seconde épitre de Saint Paul aux Corinthiens :
« Et de crainte que l'excellence de
ces révélations ne vînt à m'enfler d'orgueil, il m'a été mis une écharde dans
ma chair, un ange de Satan pour me souffleter, afin que je m'enorgueillisse
point. »
6.
Voir en particulier Maîtres et serviteurs Verdier 1990, où se trouvent évoquées 3
figures de peintres : Goya, Watteau et Piero della Francesca.
L’illustration de cette note de
lecture a été suscitée par le texte d’A. Paoli intitulé Hécate endormi qui m’a irrésistiblement fait penser à ce si
mystérieux et inoubliable tableau de Piero di Cosimo dont je n’ai pas manqué la
grande exposition que les Offices lui ont consacrée durant l’été 2016.
Je note enfin la belle postface qu’Isabelle
Lévesque aura écrite pour ce livre.
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