Illustration de Gustave Doré pour le Chat Botté |
Depuis l’explosion dans nos sociétés narcissiques
de la littérature du moi nous ne
manquons pas d’ouvrages pour continuer d’instruire l’interminable procès des
familles et retracer les combats plus ou moins insidieux que se livrent leurs
membres. Il en est cependant peu à ma connaissance qui atteignent l’originale
efficacité de ceux que le romancier et poète Paul de Brancion, a consacrés en
2011 à la mort de sa mère d’abord puis tout récemment, sous le titre de L’Ogre du Vaterland, à « l’incroyable histoire de Léon Jacques S.»
son père.
Commençons par bien remarquer cela qui
distinguera par exemple clairement cet ouvrage de ceux, particulièrement
violents, qu’un Patrick Varetz aura consacrés avec Bas monde et Petite vie,
à son « salaud de père » et
à sa « folle de mère »1. Dans L’Ogre
du Vaterland, publié en 2017, soit un peu plus de cinq ans après la mort de
son père, l’auteur/narrateur décrivant ce qu’il appelle « les effroyables travers de Léon Jacques »
dont il se reconnaît lui-même « porteur
contaminé mais conscient », ne fait pas que tenter de s’amputer de
cette « gangrène »
psychologique et morale qu’est le prolongement en lui de la monstruosité paternelle. Il brosse pour
nous le tableau effrayant des dessous d’une famille de la grande bourgeoisie de
la seconde moitié du XXème n’hésitant pas à dénoncer ce
qui se cache de petitesse sordide derrière certaines carrières qu’une société
soumise au prestige du nom et de l’argent continue cyniquement à ériger en
modèles. Il y a en effet du piquant à lire les notices nécrologiques qu’on
trouve sur le net des personnes publiques réelles dont nous parle Paul de
Brancion pour les confronter au portrait corrosif des personnages qu’il en fait.
Et l’on ne peut que louer l’auteur d’avoir eu le courage qui ne va pas de soi,
de dégonfler de l’intérieur la baudruche de ces beaux ménages d’héritiers qui
ne tiennent que par l’intérêt. Et qui reportant tout au plan des satisfactions
sociales, génèrent dans leur entourage proche haine et détestation.
Je ne m’appesantirai pas ici sur le détail du
portrait que Paul de Brancion dresse de la personne dont il cherche ici à dynamiter à son tour l’image. Ni sur le
détail des intrigues et des calculs qu’il prête à ce patient manœuvrier qui
attendra sa 96ème année et la mort de sa femme - « un
vieillard n’existe que par ce qu’il possède» affirmait déjà le riche avocat
du Nœud de vipères de Mauriac - pour
jouir pleinement de la fortune et du pouvoir qu’il est parvenu à rassembler.
Car s’ils peuvent se lire en partie pour l’anecdote et documenter à leur tour l’inépuisable
thématique des noirceurs familiales, les 70 courtes sections ou pages dont Paul
de Brancion a construit son ouvrage relèvent non du réalisme ou du naturalisme
imbéciles mais comme le dirait Camus2 d’une intelligence d’art qui
procède d’une « obstination ajustée
au ton qui lui convient ».
Ce ton n’est pas celui de la haine. Qui est
exterminatrice. Et surtout enserre le sujet à l'intérieur d'une pensée où tout reste
immuable. Non le ton qu’emploie Paul de Brancion pour évoquer le « vieux panard »3 qui fut
aussi son père, est celui de la détestation, qui contrairement à la haine
permet de prendre du champ. Permet de séparer, de disjoindre et de se distancier.
Ce qu’il fait surtout par le style. Recourant
d’abord systématiquement à l’allemand pour se dire à la première personne et s’étranger ouvertement et
systématiquement ainsi de la langue du père, Paul de Brancion s’ingénie pour
dénoncer le carcan d’hypocrite gravité et de sérieux dans lequel ce dernier
veut enfermer la vie, à multiplier à son propos les évocations relevant du
style bas, domestique s’appuyant de surcroît sur la puissante ironie que
constitue dans ce contexte la référence continue aux contes populaires des
frères Grimm qu’il cite dans la version qu’en donne Charles Perrault. Le Père qui
n’aime pas ses enfants et nourrit à leur égard une forme de haine homicide,
devient ainsi l’Ogre. Comme il se confondra aussi avec la figure terrible et
cruelle de Barbe bleue. Et toute l’histoire personnelle du narrateur pourra se
lire à la lumière de celle du célèbre Poucet, ce marmot méprisé que son
apparente faiblesse et son ingénieuse différence n’empêchent finalement pas de
triompher. Dès lors, toute l’obstination de l’auteur/narrateur confronté à la
loi mortifère de son « capo dei
capi » de père sera de démonter par le jeu libéré de sa vivante et irrévérencieuse
parole les malins mécanismes d’un être dont n’apparaissent plus à ses yeux,
comme en témoigne encore la référence au conte des Trois Souhaits, que le triste pouvoir de malfaisance mais aussi le
grotesque et le ridicule achevés.
Ainsi cet homme qui niait la vie, tout en s’y
accrochant, qui « n’allait pas dans
une nouvelle ville, un village ou tout autre lieu sans visiter le kierkegaard,
cemetery, friedhof, graveyard, les jardins d’église », qui terrorisait
« sa marmaille », avait
« une certaine massivité de corps,
le visage d’un centurion implacable, colère retenue, regard sévère, ne parlant
pas beaucoup, taciturne, n’exprimant pas ses sentiments » est bien le même qui, par sa façon excessive
de se curer le nez (section 26) fait penser le narrateur au paysan des Souhaits ridicules que sa bêtise
foncière conduit à voir son appendice nasal se métamorphoser en boudin. Le même
enfin que son appétit mal déguisé pour l’argent (partie 3), joint à l’extrême
discrétion avec laquelle il fait au cabinet ses affaires (section 35) amène
l’auteur par le détour (section 47) d’une plaisante et ô combien richement
symbolique citation de Peau d’Âne à nous faire comprendre que son âne de père
aurait aimé que la Nature le formât à ne faire jamais d’ordure mais
de beaux écus au soleil, louis d’or ou ducats.
Avec L’Ogre
du Vaterland, Paul de Brancion témoigne ainsi de la puissante ressource que
constituent pour la parole et bien sûr l’écriture la mise en opposition et le
déplacement des registres. C’est par eux qu’il parvient ici à dissoudre le
redoutable poison paternel. Faire finalement s’évanouir les terribles figures
familiales qui auraient pu mettre en péril son intégrité. Mis à distance par
son efficace travail de langue le Père castrateur peut comme l’Ogre de la fable
se métamorphoser en modeste souris dont le Fils / Chat Botté peut ne faire
qu’une bouchée. L’inquiétant Roi des
Aulnes qui se dresse parmi les branches peut n’être plus que nuées.
« Léon
Jacques n’a pas réussi à me faire mordre la poussière. // Ich n’ai pas cédé.
Ich n’ai rien concédé. Ich n’ai pas viré de bord. // Ce fut un combat sans
parole. // Mein Sohn, es ist ein
Nebelstreif. // Mon fils c’est une traînée de brouillard. »
Et le dernier mot peut revenir au conte. Pour
rassembler dans une même courte phrase, tournée elle vers le futur, les mots
« famille » et « bonheur ».
Notes :
2.
L’Intelligence
et l’échafaud. Pléiade, p. 894 et suivantes.
3.
C’est par cette expression qu’il désigne son
père dans l’ouvrage intitulé Ma Mor est
morte.
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