mercredi 4 novembre 2020

PETITS MAÎTRES NON DÉPOURVUS D’IMPORTANCE. PIERRE-HENRI VALENCIENNES PEINTRE DE PAYSAGE.

P.H. Valenciennes, Paysage classique avec figures et sculpture, 1788, Paul Getty Museum, Los Angeles

 

 

Sans doute ne suis-je plus assez moderne ou contemporain pour me montrer indifférent au beau travail ainsi qu’à la belle carrière de ce Pierre-Henri Valenciennes qui fut au tournant du XIXème siècle le peintre par lequel, semble-t-il, la peinture de paysage à laquelle nous sommes devenus si sensibles, commença d’acquérir pour elle-même ses lettres de noblesse. Pour le dire à grands traits, Valenciennes fut le lien qui par son exemple et son enseignement conduisit de Poussin à l’impressionnisme, ayant formé dans son atelier puis dans ses cours à Polytechnique comme à l’Ecole des Beaux Arts bien des peintres de talent qui apprirent grâce à lui à regarder vraiment les jardins et les paysages. En fonction des saisons comme des heures de la journée.

Grand voyageur au cours de sa jeunesse qui lui fit en particulier découvrir l’Italie, Valenciennes multipliait devant les mouvantes, émouvantes, architectures du monde les études selon nature, consignant formes, rapports de masses ou rendus de matière, s’intéressant tout particulièrement aux jeux de lumière, aux variations de couleurs issus tant de l’éclat contrasté d’un ciel d’orage que de l’étourdissant flamboiement d’un soleil couchant.

Etude de paysage, Rome

 

La bibliothèque en ligne Gallica offre aux curieux la possibilité de feuilleter virtuellement l’un de ses carnets ramenés de Rome qui lui fournirent par la suite matière à réaliser ces importants tableaux qui bien qu’animés toujours de figures mythologiques s’imposent d’abord à nos yeux comme paysages, paysages composés, où une nature initialement perçue comme vivante, ne joue jamais le rôle d’un décor insignifiant et inanimé mais possède comme il l’écrit « une expression déterminée », parle à l’âme, exerce sur le spectateur « une action sentimentale ».

 

 

P.H. Valenciennes Etude de nuages, 1782, National Gallery, Londres

Romantique donc et classique à la fois, la peinture de Pierre-Henri Valenciennes est portée par « l’ardente ambition de représenter avec justesse et vérité »  - ces derniers mots bien entendu devant être compris de la façon dont ils étaient entendus à l’époque – « le spectacle de la nature ». Un spectacle qui comme tout spectacle est perçu avant tout dans ses effets : imposants et terribles comme lorsqu’il peint la mort de Pline et l’éruption du Vésuve ou simplement inspirant des sensations douces et mélancoliques comme dans ce tableau du Getty Museum où tant de choses se lisent pour moi de la fugacité et du mouvement mystérieux de nos existences sous un ciel qui distribue ses ombres autant que ses clartés.

 

Professeur impliqué, solide et exigeant, Valenciennes soutenait que le simple talent qu’il nommait mécanique du peintre ne pouvait à lui seul suffire à faire de lui un artiste. Il pensait qu’il fallait avoir beaucoup regardé, beaucoup apprécié et pour cela avoir aussi beaucoup voyagé avant de pouvoir peindre un paysage. Il recommandait à ses élèves de lire, de méditer. Afin de développer le plus possible en eux ces parties qu’il appelait « sentimentale et philosophique ». Ce n’était pas encore l’époque où l’art se vit essentiellement dans les esprits en termes, comme diraient les économistes, de « destruction créatrice ». Il se vivait encore, du moins chez lui, sans impatience et par là sans angoisse. Raison pour laquelle comme le suggère Kafka dans ses Préparatifs de noce à la campagne (1), mélancoliquement, il pouvait figurer parfois sur la toile, quelque chose de l’ordre d’un retour au Paradis.

 Note : 

1. "Peut-être n'y -a-t-il qu'un péché capital : l'impatience. Les hommes ont été chassés du paradis à cause de leur impatience, à cause de l'impatience, ils ne rentrent pas". Kafka

 

jeudi 15 octobre 2020

RELIRE ! PIERRE GARNIER: UNE LIBERTÉ EN MOUVEMENT

 Ce texte est la reprise d’un article publié en décembre 2013 sur mon ancien blog.

 Peut-être qu'on ne voit pas assez comment tout le génie de la culture consiste aussi à emprisonner les choses dans les mots, les mots dans les idées. Les idées dans les systèmes. Le tout s'abâtardissant finalement dans le prêt à penser aujourd'hui de l'industrie politico-culturelle qui permet à chacun ce luxe de pouvoir affirmer librement et hautement des opinions fabriquées en dehors de lui.

 C'est ce qui fait à nos yeux tout l'intérêt de la démarche que mène avec constance depuis plus d'un demi-siècle maintenant le poète Pierre Garnier dont les éditions de L'herbe qui tremble donnent à lire (louanges ), un livre où ceux qui suivent le travail de Garnier comme ceux qui ne le connaissaient pas trouveront matière à s'émerveiller d'une poésie qui sur la base des moyens les plus simples, parvient à renouer à chaque instant le fil toujours fuyant des mots avec les choses. Dans une rencontre où, chacun, le mot comme la chose, se trouve comme excité, ranimé, revitalisé, par leur mise en contact réciproque.

 Certes, à bien y réfléchir, c'est moins de la chose qu'il s'agit que de ce que les savants linguistes de notre adolescence appellaient le signifié. C'est à dire la représentation mentale, en fait imaginaire, de la chose. Mais ne négligeons pas toutefois que c'est par le signifié, par tout ce qui s'accroche à lui d'attention, de résonance profonde, que nous penchons vers les choses. Que nous appelons à nous le monde. Quand ce dernier, de son côté, nous bousculant à son tour, ne cherche pas en nous, les réclamant, les mots dont il a besoin, lui aussi, pour se dire.

Bien entendu encore, notre esprit est complexe. Et le monde, si l'on en croit les journaux mais aussi l'innombrable littérature, n'est pas non plus tout simple. Et c'est pourquoi les touts derniers poèmes de Pierre Garnier qu'on trouvera dans (louanges) ont ceci à nos yeux d'irremplaçables: ils manifestent à quel point la poésie n'a pas besoin d'être laborieuse, intellectualisée à l'extrême, pour exister. Qu'elle est capable de parler au vieillard aussi bien qu'à l'enfant. A celui qui dispose d'un réservoir de quelques milliers de mots comme à celui qui n'en maîtrise encore que quelques petites centaines. Nous ne voulons pas faire ici l'éloge de l'ignorance. Et de la facilité. Ni de l'antiélitisme primaire. Nous savons à quel point la connaissance élève. Mais à la condition qu'elle soit accompagnée d'une véritable sensibilité. Qu'elle conserve son inquiétude. Sa capacité aussi à toujours s'interroger. S'émerveiller. Dans le souci d'atteindre une plus grande liberté.

 Cette sensibilité, cette capacité d'émerveillement qui rend proche de l'enfance, on la retrouve en effet de manière évidente dans la poésie de Pierre Garnier. A travers cette obsession, dont témoignent ses poèmes spatiaux, de libérer l'inépuisable énergie de notre imaginaire en affirmant par la multiplication des légendes, la capacité d'irradiation quasi infinie des formes les plus simples. Dans les poèmes de Garnier, du bout de ses brindilles, chaque arbre refait incessamment le monde. Rien n'est jamais immobile. Même le modeste petit fleuve, la Somme, se lève de son lit, pour survoler les terres. Question ici de regard. Rien, de fait, n’emprisonne. Et c'est la magie de la barque, même la plus étroite, qu'elle élargit les rives.

 Ainsi, face aux verrous multiples qui nous ferment les portes incertaines du monde, la poésie de Pierre Garnier accomplit le voeu de Michaux qui enjoignait à chacun d'éparpiller ses effluves. D'écrire "non comme on copie mais comme on pilote" pour être fidèle à son transitoire. Ce besoin de libérer la pensée, le geste, va chez Pierre Garnier, semble-t-il, chaque jour, plus loin, comme en témoigne le passage, dans certains de ses poèmes spatiaux, du texte dactylographié à l'écriture manuscrite. L'imprimerie n'est-elle pas aussi comme l'affirmait l'inventeur des logogrammes, le poète Christian Dotremont , une autre forme de dictature ? Ne tue-t-elle pas la moitié de l'écrivain en tuant son écriture ? Précisant qu' "imprimée, ma phrase est comme le plan d’une ville; les buissons, les arbres, les objets, moi-même nous avons disparu. Déjà lorsque je la recopie, et me fais ainsi contrefacteur de mon écriture naturelle, elle a perdu son éclat touffu; ma main est devenue quelque chose comme le bras d’un pick-up."

 On n'en finit jamais d'avancer sur le chemin des libertés 

lundi 28 septembre 2020

RECOMMANDATION. L’AUTRE JOUR DE MILÈNE TOURNIER AUX ÉDITIONS LURLURE. FORCE ET FRAGILITÉ DES PAROLES VIVANTES.

 

Il est des moments où la parole critique, celle qui tente un peu de rendre compte, a comme envie de s’effacer devant l’énigmatique évidence d’un texte. Ces moments finalement assez rares ne sont pas le signe d’une impuissance du lecteur à s’approprier à travers ses propres mots ce qu’une œuvre lui aura fait sentir et comment il en a été touché, non, c’est tout simplement que la force, l’illuminante clarté, qu’il trouve à certaines pages d’un livre qu’il a aimé, lui paraissent condenser sans en rien occulter, masquer, cette  « intensification charnelle du présent », pour reprendre une expression de Stéphane Bouquet, vers quoi pourrait bien tendre la part la plus vivante et nécessaire de la poésie.

 

Milène Tournier est une jeune femme de 32 ans, titulaire d’un doctorat en études théâtrales. Ses figures de référence sont le Rimbaud des fugues puis du grand rêve d’Afrique, l’Antigone antique aussi, qui creuse avec ses ongles pour « déraciner les lumières ». L’autre jour, que viennent de publier d’elle les éditions lurlure, est quasiment son premier livre, le précédent, Poèmes d’époque, publié dans la riche collection Polder de la revue Décharge qui l’aura fait découvrir, n’étant qu’un livret ne présentant d’elle qu’une trentaine de pages.

 

Disons le, il y a quelque chose de l’adolescence éternelle dans cette parole qui conjugue tout au long de ce livre, un désir infini d’expansion [1], faisant continuellement fi des limites couramment admises de notre condition, et un besoin tout aussi dévorant d’amour, d’attachement, de repli et de protection. Tout ici jusqu’à la façon qu’a son auteur de passer sans solution de continuité de la prose au vers, d’émouvoir la syntaxe, d’en déplacer les plis, sans pour autant chercher à trop s’en affranchir, témoigne de cette nécessité funambule d’accueillir pour les porter en soi les contraires. Au risque bien sûr de se briser.

 

En fait, je connais peu, de textes aussi bouleversants que ces Poèmes de famille, par quoi Milène Tournier nous fait entrer dans son livre. Et ces quelques pages où se dit, dans l’angoisse profonde d’avoir à les perdre un jour - source pour elle d’un sentiment de vulnérabilité extrême - la puissance de son attachement au père comme à la mère, empoigneront, je pense, plus d’un lecteur lassé comme moi des développement convenus qui prolifèrent sur le sujet.

 

On m’enterrera sous une autre époque que celle sur laquelle tout à l’heure je suis née. Mes mains ont cherché le visage de ma mère, le trou dans la vitre. Sur les tables à langer officielles ou de fortune, aire d’autoroute, lit d’invité, et pour que ne criât plus ma bouche qui criait, son nez a lu mon front de droite à gauche, de gauche à droite, comme une langue s’indécise. Trente ans durèrent trente ans. Mes bras prennent des bras dans leurs bras le soir, quand la lune prend le ciel. Il y a quelqu’un, précis comme un miracle, entre la lourde vitre du monde et le long trou du moi. Ma mort aura bientôt étalé et rapproché mes dizaines. Les mondes sont de très grands prématurés. J’attends ensemble la fin de la fin du monde. 

Maman je sais, un jour tout disparaît

Comme quand tu descends chercher la voiture au parking

Et moi j’attends en haut. 

Ainsi le déchirant se mêle-t-il au merveilleux dans cette œuvre où le souci constant, comme on vient de le voir, de la perte ou de l’abandon, se mêle à l’urgence toujours affirmée d’être « soulevée, emmenée, au voyage long, sans épaule », c’est à-dire, affranchie de tout lien, libérée de ses peurs, de vivre avec le plus d’ouverture et d’intensité possible. D’où cette présence constante au centre, du « je » le plus personnel mais d’un « je » rayonnant aussi, dirigé vers les autres et particulièrement les plus vulnérables. Poèmes des gens, quatrième des 13 sections qui compose le livre, nous fait ainsi approcher à côté de celle d’un homme qui se pense défiguré par des verrues au point de s’éprouver comme monstre, la situation bouleversante d’une vieille dame qui s’écroule devant le regard de son médecin qui lui demande « comment elle vit, en ce moment », celui d’une prof en fin de carrière qui a sacrifié sa vie à sa mère et s’imagine enfin passer sa retraite à ses côtés, celui d’un vieil homme devenu incapable de voir le rapport existant entre une table et une chaise…  Des passages d’autres sections nous entraînent vers des berges où campent des migrants, dans la tête de collégiens à l’intérieur de laquelle angoisses et rêves incessamment remuent. Et les journées de confinement dont le livre consigne les impressions les plus fortes et les rêves les plus déconcertants qu’elles provoquent, s’achèvent sur celui d’être Dieu. Mais un Dieu qui viendrait juste d’avoir enterré un ange.

 Ainsi, lourde d’émotions accumulées, à la fois puissante et fragile, centrifuge et centripète, la poésie de Milène Tournier se déploie de l’idée de sa naissance jusqu’à l’imagination de sa mort, se disant simplement « prêtée à la vie », traversant tout l’obscur comme toute la lumière des jours, dont elle fait ce jour autre, introuvable, ce jour intensifié, où enfin, par les mots, par la justesse d’une parole, d’un livre, de métamorphose en métamorphose, s’impose à elle l’évidence qu’elle peut bien désormais devenir « une des parts du monde où tout à l’heure » elle était venue se cacher.



[1] On en prendra pour seul exemple la série des rêves de quarantaine confinée qu’elle décline dans le dernier ensemble du livre…. Ainsi que la page que nous proposons de découvrir en extrait.

vendredi 25 septembre 2020

RECOMMANDATION. TOUJOURS L’INCONNU DE YANNICK KUJAWA.

Belle époque que celle où les bibliothèques d’entreprise étaient encore fréquentés par un peuple divers de lecteurs et lectrices rattachées au monde pourtant pas si facile du travail salarié. C’est ce qu’on se dit à la lecture du très beau livre de Yannick Kujawa, Toujours l’inconnu, qui prenant le prétexte d’une lointaine émission diffusée en 1967 par France Culture mettant en scène une rencontre un peu artificielle entre l’écrivaine Marguerite Duras et un groupe de lecteurs de la bibliothèque des Mines d’Harnes dans le Pas-de-Calais, nous amène, entre bien d’autres choses, à réfléchir à la relation que nous avons, chacun personnellement, avec les livres.

 

En choisissant de faire entendre le monologue intérieur d’une poignée de participants à cette rencontre que l’on peut toujours écouter en cherchant un peu sur le net, Yannick Kujawa dont on sait l’attachement très personnel qui le lie au bassin minier dont il a fait le cadre non seulement historique et sociologique, mais aussi affectif de ses précédents romans, nous invite à comprendre qu’au-delà de leur signification, disons intrinsèque, à supposer d’ailleurs qu’il en existe une, les œuvres littéraires, romans ou poèmes, voire essais, ne sont surtout pour leurs lecteurs qu’une occasion de relancer en soi, et par un jeu constant d’associations, pas toujours prévisibles, toute une activité psychique. Singulière et débordante [1].

 

Et c’est la belle idée de Yannick Kujawa que d’avoir imaginé à partir de ce que nous révèle l’enregistrement radiophonique de la rencontre, cette riche vie intérieure dont s’accompagnent les interventions de ses personnages, épouses de mineur, mineurs eux-mêmes, étudiant qui a perdu son père à la mine, ingénieur, et entraîné par la fiction, d’avoir jeté la lumière sur l’humanité profonde, la dignité, de ces personnes que l’émission qui les donne à écouter, ne pouvait que voiler.

 

Car il y a quelque chose d’un peu pervers dans cette rencontre qui procède sûrement des meilleures intentions. Envoyer sans prévenir un écrivain de la stature de Marguerite Duras, faire parler ex abrupto les habitués d’une bibliothèque populaire perdue au fin fond d’un bassin minier, à partir de textes inconnus, de Michaux, de Melville ou d’Aimé Cesaire,  c’est les plaçant dans une double ou triple situation d’infériorité, rejouer en fait, sur le plan culturel, la vieille scène bien connue du gentil colonisateur sensé, même s’il s’en défend, se trouver du côté des Lumières. À cet égard, le redoutable magnétophone Nagra dont il est régulièrement fait mention dans le livre n’est pas sans me faire penser à ces appareils photos dont nos anciens explorateurs avaient soin de se munir pour ramener chez eux leurs fameux clichés ethnographiques.

 

De cela les personnages de Y. Kujawa sont bien conscients eux qui se trouvent bien entendu flattés de l’intérêt qu’exceptionnellement on leur porte, mais qui s’inquiètent des stéréotypes à travers lesquels ils risquent d’être largement perçus [2]. Alors si certains se laissent aller à leur habituelle propension au bavardage, d’autres préfèrent se réfugier dans un silence qui dissimule les réflexions les plus profondes. Ainsi Michel :

 

On peut tout de même se demander pourquoi les Parisiens sont venus précisément dans notre bibliothèque. J'imagine qu'ils ont des contacts syndicaux, politiques. À moins que ce soit France Culture qui se soit occupé de tout ça, qui ait passé un coup de fil. En tout cas ils auraient pu se rendre dans une autre ville, une autre cité, et c'est tombé sur nous. Je ne m'en plains pas, ils se montrent avenants, ils font en sorte que ça parle, que ça réfléchisse, mais on se retrouve à représenter une communauté entière sans avoir rien demandé. C'est une responsabilité. Je ne dis pas que les intentions étaient mauvaises, seulement les actes ont des conséquences. Si des gens des Mines écoutent l'émission ils auront forcément quelque chose à redire. Pas par jalousie, non, parce que nous ne représentons que nous-mêmes. On se retrouve à parler pour les autres, en quelque sorte, on parle à leur place, même moi qui ne parle pas [3]. Cette histoire risque de nous retomber dessus.

 

Et c’est cela peut-être la grande leçon qu’on peut tirer du livre de Yannick Kujawa. C’est que s’il n’y a pas comme l’écrit Marguerite Duras de « petites gens », il n’y a pas non plus de gens du Nord, de mineurs, de femmes de mineurs, d’ingénieurs, comme il n’y a pas non plus d’écrivains, de producteurs de radio, il n’y a que des individus, des personnes, dont chaque histoire est singulière, chaque sensibilité et chaque intelligence possède ses propres caractéristiques. Derrière ce qu’est venue chercher l’équipe de France Culture, l’image globalisante d’une « espèce » sociale étrangère à son propre « habitus » parisien, image que l’émission enregistrée est sensée figer et même un peu rectifier au montage, existent dans la réalité des êtres dont le secret ne peut si facilement se livrer. Que le romancier, lui, peut sans doute comme il le fait ici approcher davantage. À la condition de leur laisser toujours leur part irréductible d’inconnu. D’inconnu oui. L’inconnu. Toujours et toujours l’inconnu.



[1] Yannick Kujawa est aussi professeur de lettres en lycée. Tous les professeurs devraient lire ce livre qui leur fera sentir comment un texte découvert en classe par leurs élèves peut-être éprouvé de l’intérieur par chacun d’eux y compris par ceux qui restent toujours muets. Personnellement c’est toujours ce type d’appropriation qui en classe m’a paru le plus fécond du point de vue de l’enrichissement personnel des jeunes que j’ai eus devant moi. Plus que le fameux dressage herméneutique qui a bien sûr aussi son intérêt mais davantage d’un point de vue technique et intellectuel que d’un point de vue humain.

[2] Surtout à une époque où l’industrie touristique n’a pas encore suscité d’attrait envers les régions marquées par un fort capital industriel ou populaire.

[3] Remarque qui concerne aussi bien entendu l’écrivain. Là est l’aporie à quoi se heurte ce type d’ouvrage c’est que pour donner corps à la parole profonde, intime de l’autre, il se voit obligé de parler à sa place. 

lundi 21 septembre 2020

POÉSIE ÉTRANGÈRE. DEUX OUVRAGES À DÉCOUVRIR CHEZ LANSKINE.

 


Plus on lit de poésie plus on se dit que l’inventivité des hommes en matière de parole a quelque chose d’inépuisable. Tournant toujours autour des mêmes thèmes quand ce n’est pas autour des mêmes motifs, la parole pourtant s’y multiplie, se particularise, révélant des existences plongées dans des histoires, des conditions, des états, suscitant tout un éventail d’élans et de contre-élans, d’adhésions et de refus, par quoi se renouvelle indéfiniment ce champ particulier d’expression qui dit l’immense besoin qu’a l’homme de se montrer qu’il existe, qu’il est là. De rendre compte aussi peut-être d’une présence. D’une inquiétude, d’un questionnement. De donner corps à un transport, un vertige ou un abattement…

 

Mais qu’en est-il ensuite de cette multiple parole ? Dont c’est un lieu commun que de dire qu’elle reste aujourd’hui largement sans écoute. Poète, finira t-il par devenir bientôt le nom de qui ne se parle qu’à lui-même. Sans plus cet extravagant souci de se communiquer aux autres ?

 

Pourtant, j’aime assez ce que tente de faire comprendre le poète américain Charles Olson dans Projective verse, quand critiquant ce qu’il appelle le vers fermé ou les poètes du poème carré, pour ne rien dire de ceux dont les poèmes ne seront jamais que pommades mielleuses, il écrit qu’un poème en fait est « de l’énergie transférée », « de là où le poète l’a trouvée » jusque vers son lecteur. Ce qui implique que le poème n’est pas qu’un bel objet à contempler. Miroir ébloui de son créateur. Mais une espèce de machine à secouer. À exciter. À fournir au lecteur, comme on parle de fournisseur d’énergie, l’intensité qu’il recherche, d’une émotion.

 

En ce sens les deux ouvrages que je viens de recevoir des éditions LansKine qui s’imposent de plus en plus dans le paysage éditorial actuel pour la façon dont elles savent accueillir les formes les plus diverses de la créativité poétique sans la réduire aux frontières de l’hexagone [1], ces deux ouvrages, donc, le premier d’un poète danois, le second d’un poète du Cap (Afrique du Sud), sont parfaitement olsoniens. Projectifs. Le lecteur qui s’y plongera ne manquera pas d’en être remué. Tant le courant qui les traverse est fort.

 

Vache enragée [2], de Nathan Trantraal, écrit dans une forme particulière d’afrikaans (le Kaaps) utilisée par les « métis » des classes populaires du Cap, témoigne à sa façon des ravages que la  politique d’apartheid pratiquée par l’Afrique du Sud et la misère économique, sociale et morale qu’elle a générée, continue d’exercer sur certaines couches – on voit bien entendu lesquelles -  de sa population. Sur le mode souvent du récit, proche de la courte nouvelle [3], Nathan Trantraal, connu surtout pour être avec son frère André, auteur de bandes dessinées, raconte et décrit sans en gommer les détails les plus crus et les moins ragoûtants, les scènes effarantes, sordides mais parfois tendres ou grandguignolesques, qui ont rythmé sa vie d’enfant et d’adolescent, mis en contact permanent avec des êtres abîmés par l’alcool, la drogue, obsédés par le sexe et le besoin d’argent (voir extrait ci-contre).

On le voit une telle parole n’existe pas que pour elle-même. Elle porte témoignage et bien sûr dénonciation. Et sans nier la puissance d’affirmation personnelle dont dans un tel contexte elle est bien sûr chargée, sa visée reste bien évidemment de produire chez ses lecteurs quelque chose de l’ordre du choc et de l’ébranlement. Qui sans rien céder à la sentimentalité mièvre [4], n’exclut pas une forme bienvenue d’humour noir. Et d’attachement.

 

L’ouvrage du danois Mads Mygind, J’écris pour le matin clair, pourra paraître plus intimiste au regard de son collègue du Cap dont il se rapproche toutefois par une utilisation du vers comme forme très libre de prose coupée. Privilégiant également le récit, plongeant le lecteur dans un univers social globalement peu réjouissant ce n’est toutefois pas par là qu’il retient le lecteur. Effectivement, alors que les textes de Nathan Trantraal sont essentiellement de l’ordre du regard [5], de le re-création sociologique à vocation finalement documentaire et critique, ceux de Mads Mygind, plus intériorisés, tiennent eux de la conscience sensible, s’éprouvant au jour le jour, sans autre projet manifeste que de « s’appliquer à vivre quelque chose ». Tout, même le plus important, y est dit « juste comme ça » sans particulièrement viser ni à la profondeur, ni à l’authenticité. Sans rien en tout cas du pathos par lequel certains croient établir la preuve de leur abstraite sensibilité.

 

Qu’il mentionne l’amputation d’une tante, une femme qui se casse la jambe en descendant d’un bus, une idylle qui se rompt, un sac plastique qu’on agite au matin, une nuée d’oiseaux qui s’envole, un gamin dans le bus déclarant que tout est vrai, le froid qui paraît plus vif au-dehors qu’à l’intérieur du réfrigérateur, une vieille femme ayant peint sa télé en rayures noires et blanches, les hommes politiques qui blablatent à la télévision, une pomme à quoi il finit par penser tandis que tant d’autres choses se déroulent et continuent autour de lui leur existence, Mads Mygind propose une poésie qu’on dira paratactique dans la mesure où chez lui tout apparaît au premier plan sans que rien d’explicite y vienne introduire un semblant de hiérarchie. Ou imposer une idée forte. Ainsi fait-il s’enchaîner, et sans toujours de lien apparent entre elles, notations, impressions, réflexions, qui par leur vitesse, leur allant, leur façon de sauter de l’une à l’autre dans une sorte de zapping permanent, si ce n'est même d'urgence [6], me rappellent un autre précepte d’Olson, valable d’ailleurs aussi bien, pensait-il, pour la vie que pour le poème : « UNE PERCEPTION DOIT IMMEDIATEMENT ET DIRECTEMENT MENER À UNE NOUVELLE PERCEPTION. Ça veut dire exactement ce que ça dit, qu’il s’agit, en tous points […] d’avancer, continuer, vite, les nerfs, leur vitesse, les perceptions, même chose, les actions, les actes au quart de tour, tout le bastringue, fais-moi avancer tout ça aussi vite que possible, citoyen. »

 

S’ensuit que l’attention du lecteur se voit constamment éveillée, renouvelée, surprise. Et que, sans avoir à faire d’efforts particuliers pour en décoder la lettre, toujours résolument claire, ce même lecteur peut s’il le veut, faire par le poème, l’épreuve féconde toujours pour lui d’une double étrangeté : celle d’un être qui n’est pas lui mais dont, tout au fond, il est amené à se sentir le semblable [7], celle aussi plus subtile, de l’inquiétante proximité, pour chacun, de la vie de partout qui déborde. Ce à quoi la parole tente, sans en rajouter, de faire contrepoids, comme le montrent, je crois, les dernières lignes du livre :

 

je suis assis à la table de la cuisine et pense à mon grand-père

il est mort aujourd’hui

il est 3h37

j’écris pour le matin clair

 



[1] On notera que ces 2 ouvrages sont donnés en édition bilingue, chose suffisamment rare pour être non seulement signalée mais saluée. Le premier, celui de N. Trantraal dans une traduction de Pierre-Marie Finkelstein, le second, de M. Mygind, dans une traduction de Pauline Jupin réalisée avec le concours de Paul de Brancion.

[2] Le titre original de l’ouvrage paru au Cap en 2013,  Chokers en Survivors, renvoie aux tartines (chokers) de beurre de cacahuète avec de la confiture que le gouvernement sud-africain distribua à une certaine époque aux enfants des quartiers pauvres. Dans le poème qui porte ce titre à la fin du recueil, l’auteur évoque un jeune drogué qui lui rappelle le quatrième frère des Bee Gees, celui dit-il qui est mort d’une overdose de cocaïne. Ajoutant à son propos : «  c’est comme s’il n’était pas mort/ comme s’il était v’nu à Lavis/ s’était noirci le visage/ et avait payé la famille de ma mère pour qu’ils disent qu’il était leur frère// comme s’il avait troqué sa coke contre des pilules de mandrax/ son champagne contre une bière/ sa villa contre une maison miniature/ sa beauté contre une bête/ la scène contre le chantier naval/ les feux de la rampe contre l’obscurité/ le succès contre l’échec/ et le caviar contre des tartines de beurre de cacahuètes avec de la confiture »

[3] C’est là sans doute l’une des limites de cette forme de poésie à laquelle les puristes reprocheront de ne pas davantage exister comme le voulait d’ailleurs aussi Olson, pour l’oreille. L’oreille entendue ici comme puissance génératrice d’un sens non prémédité. Vue dans sa dimension, pour le poète, exploratrice.

[4] comme l’écrit lui-même Nathan Trantraal : «  s’il y a bien une chose sur laquelle on est tous d’accord/ c’est qu’on déteste tout ce qui est sentimental ».

[5] Il faut néanmoins prêter attention au fait que le regard posé par Nathan Trantraal sur le milieu dans lequel il a grandi est en fait un regard transposé, qui fait que le poème repose toujours sur un certain art de la mise en scène. C’est un adulte qui écrit pour l’enfant et l’adolescent qu’il se souvient avoir été et de manière bien sûr à ce que la scène qu’il reconstitue produise un certain effet.

[6] Que symbolise bien sûr ce passage où l’auteur évoquant des bouleaux brillant le soir dans un cimetière, précise qu’il écrit un poème sur l’un d’eux « sans pouvoir attendre qu’il soit devenu papier ». 

[7] Voir p. 23 : « j’ai l’air si confus/ dans la pénombre/ tout au fond/ je ressemble à un million/ d’autres »

mardi 15 septembre 2020

DEVENIR BLOCKHAUS. SUR LE DERNIER LIVRE DE MAUD THIRIA PARU CHEZ ÆNCRAGES & CO.


enfant tu te demandes

si toutes les maisons ont

leur repli

leur terrain de jeu de guerre

et leur cachette ouverte

qui ne serait pas celle des greniers

des dessous d’escaliers obscurs

tu te demandes

si dans toutes les maisons

on se tient voûté

tapi

là par effraction

 

Tous les enfants le savent. Chaque maison recèle en elle ou dans son voisinage proche un lieu dont il peut faire son espace à lui, où échapper au regard des autres et donner libre cours à son imagination. Et rien n’est plus certain que ces espaces nous marquent et peut-être en partie nous façonnent. Comme l’affirme Bachelard, ce grand explorateur de l’imagination matérielle, « tous les espaces de nos solitudes passées, les espaces où nous avons souffert de la solitude, désiré la solitude, joui de la solitude, compromis la solitude sont en nous ineffaçables […] très précisément l’être ne veut pas les effacer. Il sait d’instinct que ces espaces de sa solitude sont constitutifs. Même lorsque ces espaces sont à jamais rayés du présent, étrangers désormais à toutes les promesses d’avenir, même lorsqu’on n’a plus de grenier, même lorsqu’on a perdu la mansarde, il restera toujours qu’on a aimé un grenier, qu’on a vécu dans une mansarde. [1]»

 

Alors, qu’ayant établi, enfant, son propre espace de repli, à l’intérieur d’un blockhaus, conservé parmi les ronces tout au bout du jardin familial, Maud Thiria le transmue aujourd’hui comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix, « en lieu mental et en [fasse] la table d’orientation de son écriture » n’a rien finalement pour surprendre. Si ce n’est que le choix d’un tel lieu n’est pas chose courante.

 

Dans son étrangeté et la dureté de ses consonnes centrales, le mot même, blockhaus, a quelque chose d’âpre, de calleux [2] que la rudesse de matière et de forme de la chose n’a rien pour compenser. Sans compter ce que l’on sait de sa sinistre histoire. Ainsi, pour l’auteur qui tente dans son livre de rendre compte des marques que son blockhaus aura imprimées en elle, rassemblant pour commencer les souvenirs conjugués du bloc inhumain de béton barbelé et des diverses formes de vie végétale parmi quoi il se trouve en partie enfoui, orties mais aussi groseilles, il importe de comprendre qu’elle a toujours penché du côté des « textures rugueuses » et que quelque chose peut-être du lieu plus vaste qui l’a vu vivre enfant, la Lorraine, terre de guerres s’il en fut, l’a comme prédisposée à porter ces ombres de l’Histoire, tout à l’intérieur d’elle.

 

On le voit, le parti pris par le livre de Maud Thiria, a quelque chose de profond et d’ambitieux. Touchant à ce qui, dans le temps long des choses, nous construit. Ce que vient d’ailleurs souligner la belle page de remerciements qui commence par évoquer ses « ancêtres lorrains, les enfermés en forteresse, les peintres verriers dont [elle dit suivre] la lignée d’ombre et de lumière ».

 

On ne saurait toutefois évoquer cet ouvrage sans préciser la nature proprement exploratrice et la puissance de pénétration dont le mot-titre Blockhaus se trouve clairement investi tout au long de ce livre. Tantôt perçu comme substitut du ventre maternel où trouver à se blottir, tantôt éprouvé tout au fond de soi dans sa nature étrangère comme une sorte d’alien, ou un cheval de Troie, ce mot qui aux yeux de l’auteur semble parfois contenir tout le reste, se trouve en effet comme relié à toutes les dimensions de sa vie. Comme on le sait les mots effectivement ne sont pas sur nous sans résonances. Certains plus que d’autres irradient leur charge multiple et complexe de significations ordonnant autour d’eux notre perception intime des choses. Ainsi, lié bien sûr, comme on l’a dit, aux plus grandes atrocités de l’histoire, ce terme ennemi de blockhaus, en véritable pharmakon, s’impose également aux yeux de l’auteur, comme forme métaphorique condensée l’aidant à reconnaître en elle cette armure sensible et mentale dont elle éprouve le besoin pour échapper au vide. À la coulée en soi de l’informe.

 

tu sens à son contact

ce mot te structurer

face à la brutalité du monde

armer tes chairs

face au vide des matières molles

où coule l’informe

non-dit

 

du béton s’arme l’acier

et ton bras

prêt à l’envol

 

C’est que l’étranger, l’ennemi, n’est peut-être pas toujours ce qui cherche à nous détruire. À la lourde évidence des perceptions communes qui rassemblent dans l’illusion d’un monde partagé, l’auteur oppose finalement,  à travers la succession de ces courts textes ramassés, ses poèmes-blockhaus, où l’os de l’idée perce trop vite, peut-être, la chair sensible de l’écrit, l’expérience intime du déchirement qui lui fait finalement accepter sa différence, sa propre étrangeté. Devenue à son tour blockhaus, il lui redevient possible de retrouver son jardin d’enfance puis, à travers « les vieux murs fissurés » dans quoi l’être s’éprouve toujours en partie reclus, accueillir dans son livre ses souvenirs comme autant de « trouées de lumière/ inespérées ».

 



[1] Poétique de l’espace.

[2] Dans une page de son livre M. Thiria s’interroge d’ailleurs sur les effets que ce mot, à la différence d’un autre, auront pu avoir sur elle : « s’il s’était appelé autrement/ ta vie aurait-elle été la même ?/ quelle vision pour la casemate au fond du jardin/ si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? ».