Ce
monde n’est pas notre monde avec des arbres dedans. C’est un monde d’arbres, où
les humains viennent tout juste d’arriver.
Richard Powers, L’Arbre Monde
J’avais rapidement signalé, je crois, lors de sa récente
sortie, l’importance à mes yeux, de la publication par le corridor bleu
du premier livre traduit en français de la poète américaine Sharon Olds.
Depuis, je constate avec plaisir que cet ouvrage ne laisse pas indifférent et
qu’il semble, si l’on en croit les notes de lecture qui lui sont consacrées,
trouver dans différents milieux, des lecteurs attentifs.
Parmi celles qu’il m’a été donné de voir, je renverrai tout
particulièrement à
la recension offerte sur POEZIBAO par Sébastien Dubois, qui me
paraît des plus éclairantes. Je partage en effet l’idée qu’il se fait à son
propos d’une «
poésie profondément biologique » qui passé le
caractère à première vue provocateur des sujets qu’elle aborde va bien au-delà
des questions propres à la féminité pour s’élever à une conception des plus
élargies de la vie qui ne s’arrête en rien aux frontières de notre petite et si
brutale humanité.
Ce que montre bien par exemple et avec la plus grande
clarté, le poème ci-dessous que le lecteur de l’ouvrage rapprochera d’un autre
texte de la fin du recueil intitulé
Ode au pin et
que ceux qui également le connaissent ne manqueront pas de relier au fort
roman de Richard Powers,
l’Arbre Monde dont de nombreuses pages évoquent
l’implacable destruction dont furent et sont toujours victimes les arbres dans
ces États-Unis qui
pourtant leur doivent tellement.
On notera au passage à quel point cette poésie, soucieuse
ici de ce qu’on appelle la nature mais qu’il faudrait sans doute appeler simplement
le vivant, repose sur une pensée pleinement informée de ce qui la constitue, la
fonde et nous relie, historiquement, politiquement, organiquement, à elle. On
est loin ici de cette utilisation des mots de la nature comme pâte à modeler
ne visant comme le dénonce Jean-Claude Pinson dans Pastoral, qu’un
simple effet esthétique.
ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS
ARBRES VISIBLES
à NEW YORK DEPUIS CETTE
FENÊTRE
Mille fenêtres les toisent.
La cime de l’un d’entre eux
ressemble à une montagne de granit
qui s’effrite, par strates, en un
millier de respirations
chaque jour. Un autre, vu
d’en-haut, a l’air d’une bombe,
d’un obus explosant en un millier
de pétales.
Celui-là, c’est une florissante
colonie de fourmis
vertes, broyant du bois, un
millier d’ouvrières ;
celui-ci, on dirait un essaim de
chrysalides qui se tortillent,
et cet autre ressemble à
l’explosion d’un pétard, vert vif, un
idéogramme chinois nettement
dessiné sur chaque fragment, un
millier de mots,
et cet autre encore, à un millier
de grues de papier,
émeraudes ou jaunes. Il y a des
centaines d’années,
par ici, on utilisait le frêne
pour faire
un sucre rude, plus tard pour
faire
des battes de base-ball, et de
l’autre côté du Pacifique
les États-Unis imprimèrent des
silhouettes humaines,
comme des frênes en cendres, sur
les trottoirs. Les épines
du févier d’Amérique servaient
d’aiguilles, de pointes de lance,
le robinier, de piquets de
clôture — et le lièvre
variable, la tourterelle triste,
en mangeaient
les graines. Les chênes donnaient
des glands, pour manger,
et pour engraisser les porcs — «
la loi prévoit
que quiconque détruit ou blesse
sans raison
un chêne paiera une amende en
rapport avec la taille de
l’arbre et de sa capacité à
porter des fruits. »
Maintenant ce que font les
arbres, surtout,
c’est : respirer avec nous, nous
offrir une respiration
artificielle naturelle.
Ils seront tous coupés à la
taille, les branches
partiront avec les jambes et les
bras, comme toujours,
dans la broyeuse.
L’orme, qui jadis nourrissait la
perdrix et l’opossum,
s’en sort tout seul, tant qu’il
le peut encore,
il n’assistera pas au massacre,
il est mort la semaine du décret.
Plusieurs de ceux qui font les
décrets vivent à portée de vue
de ces êtres antiques, et l’un
d’eux,
qui voit ce bosquet chaque jour,
a le
pouvoir d’empêcher ce bûcher, de
faire respecter
sa tutelle sur cette tonnelle,
sur cette terre
et sur l’air, et sur l’eau, sur
ce feu verdoyant.