jeudi 29 décembre 2022

WILLIAM S. MERWIN : L’ENTRAÎNANTE PROTESTATION DU DIRE

Je ne suis pas spécialement fier d’avoir en 2006 publié dans ce qui était encore la Quinzaine Littéraire cet article à propos de la sortie en France d’un livre du poète américain William S. Merwin. J’étais à l’époque totalement passé à côté de la publication en 2004 aux éditions FANLAC d’un ouvrage intitulé La Renarde dont Jacques Réda n’hésita pas à composer un éloge bien plus inspiré que ce que j’ai pu de mon côté écrire. Mais comme l’ami Christophe Manon qui, lui-même, je viens de le voir, reste attaché à ce poète disparu il y a quelques trois ans, je pense qu’il n’est pas inutile de reprendre ici cette présentation qui aura au moins le mérite de témoigner que les poètes ont souci de leurs morts et d’en maintenir autant qu’ils peuvent le vivant souvenir.

"On s’étonnera en découvrant le recueil du poète William S. Merwin, paru en 1973 aux Etats-Unis sous le titre Written to an unfinished accompaniment qu’il ait fallu attendre jusqu’à aujourd’hui pour qu’un éditeur français – en l’occurrence Cheyne - nous offre la première édition d’un des ouvrages les plus marquants de ce poète abondant et protéiforme qui depuis le milieu des années soixante collectionne dans son pays mais aussi à l’étranger les prix les plus prestigieux.

On rendra grâce alors à l’éditeur Jean-François Manier et au traducteur, Christophe Wall-Romana, chercheur et poète, actuellement en poste à l’Université du Minnesota, d’avoir mis à la disposition du public français cet ouvrage et d’en présenter même une édition bilingue, un peu étouffante peut-être, de par la succession des pièces sur une même page mais forte du mérite de nous donner à découvrir un auteur qui compte parmi les principales figures de la poésie américaine de la seconde moitié du XX ème siècle.

Récompensée en 1971 par le Prix Pulitzer de poésie[1] pour The Ladders carrier (Le Porteur d’échelles), l’oeuvre de W.S. Merwin, issue à l’origine de la poésie raffinée mais peu consistante d’un Richard Wilbur s’est, dans les années soixante, affranchie des mesures traditionnelles et des prouesses formelles pour charrier désormais en vers libres un fonds mythologique puissant et des positions ouvertement contestataires voire apocalyptiques, en partie inspirés d’ailleurs par le vieux poète whitmanien Robinson Jeffers. C’est que la fameuse génération beat des Ginsberg, Corso, Kérouac ou Ferlinghetti avec son exécration pulsionnelle et souvent un peu verbeuse de la société occidentale est venue remodeler le paysage littéraire. Il s’agit maintenant d’ensauvager le plus possible la vie, de retrouver sa liberté en s’inspirant de la célèbre formule de Rimbaud sur le déréglement de tous les sens.

Composé d’une suite de pièces d’inégale longueur, écrites essentiellement durant plusieurs séjours répétés dans la région du Chiappas – au sud du Mexique - Written to an unfinished accompaniment ne rompt pas totalement avec cette inspiration en grande partie collective dont va se déprendre progressivement la poésie américaine. Elle l’ancre dans une réalité plus présente, moins directement violente et imprécatrice que celle qu’on trouvait à l’oeuvre en particulier dans The Lices (Les Poux ou les Lentes, 1969) où Merwin prédisait la destruction de ceux qui ont perdu toute relation avec la nature et la divinité..

Comme un certain nombre de ses compatriotes qui ne se reconnaissent plus alors dans les valeurs mortifères que sécrète l’Occident calculateur, et qui ont fini par se persuader du naufrage futur de notre civilisation, c’est en fait à une entreprise de ré-enchantement critique, le plus souvent désespéré, de réappropriation perceptive de l’univers que se livre Merwin avec ces Ecrits au gré d’un accompagnement inachevé dont le titre, en dépit du caractère déceptif du participe laisse deviner par la dimension polysémique du substantif, l’ambition d’un parcours concerté avec les volontés du monde.

Cela passe par une libération du voir. Et tout un jeu de distorsions qui remettent en question l’apparence domestiquée des choses. Car même si ce qui accompagne matériellement le poète trouve en partie son origine dans le foisonnement d’actes et de présences qui font le lot de notre existence quotidienne – suivre un chemin, se regarder dans une glace, pousser une porte, sentir les gouttes de pluie tomber sur soi, prendre un peu de poussière dans la main, mettre sa main devant les yeux, découvrir une fissure sur un mur, contempler un crayon, songer aux heures vides de la journée, chercher à bien voir une pierre, rencontrer un ami qui pêche dans une rivière poissonneuse – « l’oeil doit brûler encore et encore / par chacun de ses moments perdus / avant de voir » et c’est d’abord un sentiment d’inquiétante étrangeté que produit la suite énigmatique de pièces dont se compose le livre.

Intrépidité de l’image donc et de la mise en correspondance comme dans ce début de poème appelé précisément Pain où « chaque visage dans la rue est une tranche de pain /qui flâne / cherche » avant de se retrouver avec les autres, « seuls/ Face à un champ de blé / qui se lève radieusement sous la lune ». Souveraineté surtout de l’élan imaginatif et de la vision sourdement ambivalente comme dans ce poème, intitulé La Jetée adressé au poète Richard Howard né comme lui en 1927: « Venus de dates qu’on ne pourra jamais calculer/ nos tombeaux / démarrent / nos bateaux noirs nos profondes / coques prennent le large / sans nous / encore et encore nous nous précipitons / sur la jetée dont le nom / est le nôtre / en apportant nos deux mains nos deux yeux / nos langues notre / haleine / et le port est vide // mais nos pierres tombales soufflent / comme des nuages qui remontent / le temps pour nous trouver / elles voguent sur nous à travers nous / jusqu’aux vies qui n’attendaient / que nous // et nous ne le savions pas »

L’amateur français d’aujourd’hui accoutumé à des audaces plus retenues, plus cérébrales et qu’on a conditionné à se méfier du « stupéfiant image » déconsidéré c’est vrai par tellement de mauvais suiveurs, aura peut-être des difficultés à entrer dans certains de ces textes qui lui paraîtront éventuellement datés, « sorcellisés », imprégnés parfois de cette épicerie chamanique prise à l’époque comme sans doute à cette partie du Mexique où ils ont vu le jour. Ce serait méconnaître qu’on trouve dans les pages de ce recueil une des dimensions vitales de la véritable poésie qui est cette capacité d’énergiser la pensée par l’intermédiaire d’une refiguration sensible de tout ce qui touche à notre condition, à cette finitude que constitue notre présence physique autant que spirituelle au monde.

Cette pensée n’est pas sans désolation, certes, comme de savoir que « Tandis qu’on parle / des milliers de langages écoutent / sans rien dire // tandis qu’on ferme une porte / des vols d’oiseaux traversent des hivers / de lumière sans fin // tandis qu’on signe nos noms / une plus grande partie d’entre nous/ abandonne // et ne répondra jamais ». Mais elle ne va pas sans espérer non plus que ce monde « qui a été perdu et reperdu / bientôt nous le retrouverons / et comprendrons ce qu’il nous disait quand nous l’aimions ».

Et quand bien même cette assurance ne passerait que fugitivement à l’intérieur du livre ne serait-ce pas de la reconnaissance lucide de nos manques, de cette négativité affrontée que le poète tire avec la force de son chant, cette lyrique énergie, cette entraînante protestation qui, somme toute, reste la seule à rendre ce monde habitable. En déverrouillant ces chemins dont nous avons besoin pour continuer, même tragiquement et toujours plus contrariés, à vivre."



[1] Certes, il ne s’agit pas ici de s’illusionner outre mesure sur la valeur des prix littéraires qu’ils soient américains ou pas. On sait ce qu’en a écrit, entre autres, la sociologue N. Heinich. Cependant eu égard à l’extraordinaire vitalité de la poésie américaine de la seconde moitié du siècle que nous permet d’imaginer le grand livre de Serge Fauchereau (Lecture de la poésie américaine, éditions Somogy, Paris 1998), les distinctions dont a pu bénéficier W.S. Merwin, jusqu’à ce National Book Award, reçu en 2006, auraient pu sans doute attirer davantage l’attention du public français sur le travail de ce poète.

 

 

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