lundi 15 mars 2021

DE TOUTE LA PUISSANCE ORIGINELLE DE LA POÉSIE. ENHEDUANNA DE DENISE LE DANTEC à L'ATELIER DE L’AGNEAU.

Elle serait si l’on en croit les spécialistes le plus ancien des écrivains connus. Et comme la littérature à l’origine se confond avec la poésie, notre tout premier poète. Enheduanna dont le nom pourrait bien signifier « Noble ornement du dieu Ciel » fille du roi Sargon d'Akkad qui la fit grande prêtresse du Dieu tutélaire de la ville sumérienne d’Ur, en Mésopotamie, vécut aux alentours du XXIIIe siècle av. J.-C. soit plus d’un millénaire avant Homère, plusieurs siècles aussi avant ce Père de toutes les nations qu’est sensé être pour les grandes religions du Livre le patriarche Abraham. Son œuvre principalement constituée d’hymnes religieux nous est parvenue sous formes de plusieurs dizaines de tablettes sur lesquelles pour la première fois dans l’histoire nous parle un « je ». Un "je" revendiquant hautement son nom. Un « je » qui n’est pas celui d’un homme. Mais celui d’une femme.

 

C’est de cette figure à propos de laquelle quand même beaucoup de choses demeurent à vérifier et à comprendre[1], ce qui en raison de la distance temporelle restera sans doute impossible, que Denise Le Dantec dont on connaît l’universelle curiosité, s’est emparée pour nous donner à son tour un hymne. Un hymne à l’image de ceux que nous a laissés la prêtresse, comme en dialogue avec les grandes puissances génératrices de vie mais qui pourra paraître à beaucoup difficile à déchiffrer. Partie, si j’ai bien compris, de la découverte d’Enheduanna à travers La Dinner Party de Judy Chicago, installation artistique réalisée entre 1974 et 1979 dans le but de « mettre fin au cycle continuel d'omissions par lequel les femmes sont absentes des archives de l'Histoire » Denise Le Dantec ne cherche pas à construire un portrait de la prêtresse d’Ur. Elle se sert simplement des divers matériaux que lui auront donnés les recherches qu’elle a menées pour se livrer, comme habitée à son tour de toute la puissance d’une force originelle, à une exploration de sa propre capacité d’invention poétique. Sous-titré La femme qui mange les mots, son travail fait comme l’aurait dit le Rimbaud des Illuminations, s’émouvoir les Phénomènes, s’envoler une parole qui vient se poser sur le monde sans chercher à exprimer une idée, à composer un discours suivi, mais simplement à libérer comme un pouvoir de dire qui embrassant toutes choses vient exalter l’infinie diversité des mondes – cosmiques, minéraux, végétaux, culturels et humains -  moins pour nous en faire partager l’angoisse qu’en publier la merveille. Par ailleurs, revenant comme on l’a dit sur l’œuvre de Judy Chicago (Judy C. dans le texte ) comme aussi sur la figure de Madonna [Madame X Tour (MDNA) dans le texte], sans compter aussi bien le mannequin Kate Moss dite la Brindille que la poète, peintre, essayiste d’origine anglaise, Mina Loy, l’ouvrage prend une couleur résolument féministe sans jamais qu’on puisse le confondre avec un simple manifeste.

 

« tu es là, près de moi    les mots poussent comme des feuilles sur les branches des arbres » : et c’est vrai que les mots que Denise Le Dantec fait se déployer librement sur la page en variant les caractères, les espaces, les tailles et les justifications, jouant du blanc, des parenthèses, des tirets, des points de suspension, du slash, des abréviations, de l’anglais, de l’allemand, de l’onomatopée, paraissent comme une sorte de germination prodigieuse qu’équilibre à sa façon la série répétitive de dessins de plantes – Primevères officinales ? - réalisés par Liliane Giraudon, qui l’accompagne. « Je donne naissance à des fleurs », « Coucou », conclut Denise Le Dantec qui joue ici encore avec les mots. On ne pourra qu’envier alors à Denise Le Dantec cette extraordinaire vitalité qui lui permet de continuer d’écrire avec une telle fraîcheur, une telle liberté sans rien oublier de la vaste culture qu’elle a accumulée, dans la pleine conscience aussi de la perte de toutes nos Arcadies[2], pour inviter chacun, chacune, à s’émouvoir avec elle du fabuleux opéra de la vie.



[1] Lire pour cela l’article de Jean-Jacques Glassner dans la revue Topoï, Orient Occident, disponible sur Persée : sur https://www.persee.fr/doc/topoi_1764-0733_2009_act_10_1_2665

[2] Voir page 14-15 : « Les bois de l’Arcadie sont morts // un chien sombre aboie devant les tipis/ les arbres tombent/ le monde brûle […] Le bateau du Soleil a buté contre les murs du marché boursier ».

Quant au jeu avec les mots précédemment évoqué, dois-je préciser que la primevère officinale est couramment appelée chez nous "coucou'.

 

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