J’aime les jardins. Je les aime
dans leur réalité. Leur présence diverse. Leur devenir aussi. Comme dans l’idée
qu’ils m’aident depuis longtemps à me faire du monde. C’est pourquoi, Jardins en temps de guerre, le petit
livre de Marco Martella dont j’avais déjà bien apprécié Le jardin perdu, publié en 2011, dans la même collection, «un endroit où aller », des éditions
Actes Sud, est de ces livres précieux capables de conforter ce qui, pour moi, constitue
bien plus qu’une passion : une amitié profonde et nécessaire,
équilibrante, nourrissante, respectueuse aussi des différences et des
singularités. En bref, ce que les anciens grecs appelaient « philia ».
Ce n’est pas que le livre de
Marco Martella déborde d’aperçus ingénieux, ou renouvelle de façon décisive
l’approche esthétique, philosophique, historique ou sociologique du jardin.
Non. Mais il aborde son sujet à travers une approche sensible, personnelle, éprouvée,
recourant à la fiction d’un jeune auteur serbo-croate, arraché à son pays par
la guerre, pour mieux nous entraîner sur les routes d’Europe, à la découverte
de divers jardins témoignant de la diversité des formules par lesquelles leur inventeur
ou leur propriétaire s’est efforcé comme il dit, d’offrir « à l’individu un refuge où le fracas de
l’histoire, qui gronde au-delà de leurs murs d’enceinte, ne parvient que comme
un écho lointain. »
C’est sur ce fond de violence et
de malheurs du monde, dont la guerre ici n’est que la métaphore, que chacun des
chapitres de cet ouvrage doit, me semble-t-il, être d’abord interprété. Qu’elle
prenne la forme du sida, frappant, comme tant d’autres à l’époque, un cinéaste
anglais, de la solitude d’une femme de cinquante ans abandonnée par son père et
consacrant son existence à sa mère malade, de la torture subie par un chanteur
grec à l’époque des colonels, de la menace de la misère obligeant un jeune
londonien à se faire l’ermite ornemental d’un excentrique aristocrate ou du
développement des trafics de drogue et de l’essor parallèle un peu partout des
idéologies sécuritaires et des espaces contrôlés, partout la brutalité ou les
infortunes qui accablent la vie, se voient, dans l’ouvrage de Marco Martella,
opposer une réponse originale de jardin. Et, sous l’infinie possibilité de
configurations et d’apparences qu’il possède, se révèle, précieusement et
chaleureusement préservé, le caractère vital de ces lieux qu’avec la
sensibilité qui le caractérise, le narrateur n’hésite pas à comparer aux
« monastères perdus dans les
montagnes des Alpes ou dans les brumes d’Irlande où, après la chute de l’Empire
romain, tandis que le continent sombrait dans la barbarie, quelques moines
gardaient une petite lumière allumée, scintillant faiblement dans la nuit. »
Le lecteur ne verra pas toujours,
dans ce livre singulier, ce qui relève de la réalité ou au contraire de la
fiction. Ce n’est pas, à mes yeux, l’une de ses moindres qualités. Et je m’en
voudrais profondément si, après lui
avoir ôté la liberté de se laisser égarer par le dispositif imaginé par Marco
Martella pour ce livre, j’ôtais encore à l’amateur, le plaisir de décider si
par exemple ce jardin sans « aucun
mur ni aucune haie » foisonnant de fleurs au milieu « de la morne étendue des landes pelées de
Dungeness » avec vue sur centrale nucléaire, est le fruit ou pas
de la fantaisie de l’auteur. Ou si, dans le chapitre consacré
à Painshill, je l’empêchais de rechercher par lui-même si les ermites
ornementaux dont fait état ce spécialiste des jardins qui assez
significativement porte un nom très voisin de celui qui fut au XVIIIème considéré comme le plus grand jardinier
d’Angleterre, Lancelot "Capability" Brown, ont vraiment existé. Comme
aussi ce chanteur grec qui retiré dans les montagnes proches d’Héraklion,
consacre, à la façon de l’Elzéard Bouffier de Giono, son existence à planter
une forêt qu’il considère comme son grand et illimité jardin d’arbres.
Beckett devant sa maison d'Ussy sur Marne |
J’aurais beaucoup à dire sur le
livre de Marco Martella. Sur ce jardin de fougères, inspiré des cheveux de
Vénus (Adiantum capillus-veneris)
recouvrant la pierre des fontaines de la Villa d’Este, proliférant jusqu’à
reconstituer comme un bout d’Amazonie, dans l’obscurité d’une cour entourée des
hauts murs d’un vieux quartier de Graz. Ou à l’inverse, sur ce « désert biologique », tondu et
retondu, taillé et retaillé, que le grand Samuel Beckett s’acharnait à faire de
son terrain parfaitement plat, entouré de « vilains parpaings gris » couverts de tessons, sur lequel, grâce
aux droits d’auteur d’En attendant Godot,
il se fit construire dans la vaste et déprimante plaine de Brie, une maison
volontairement dépourvue de tout caractère.
Mais les mots nous dit en
conclusion Teodor Cerić, l’auteur prétendu du livre, « sont la pire des distractions. Je n’ai rien
contre les mots, rassurez-vous, c’est juste qu’ils nous enferment un peu plus
en nous-mêmes, alors qu’ils nous avaient promis le contraire. Ils nous coupent
du monde, alors que c’est vers le monde que nous tendions les bras. Les présences terrestres […] ces sources vives jaillissant constamment
dans la nature, exigent de nous un regard aimant, elles ne demandent pas à être
dites, encore moins saisies. Un mot ou deux, tout au plus, comme quand les
enfants disent « Beau » ou « Bon ».
Alors, même si je ne partage
pas tout à fait l’idée que les mots nous couperaient du monde, c’est bien
volontiers que je conclurais cette page en écrivant simplement que le livre de
Marco Martella, Jardins en temps de
guerre, est un beau livre.
Et bon.
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