Patrick Beurard-Valdoye lisant le Vocaluscrit , atelier Michael Woolworth, Paris, 24/11/2016 |
Lire, à destination d’un public physiquement présent devant soi, des textes élaborés dans l’intériorité d’une conscience n’entretenant parole qu’avec elle-même, des textes destinés à n’être entendus le plus souvent que dans la tête, est une opération qui ne va pas de soi et qu'il m'arrive malheureusement de trouver parfois déceptive. Si relativement peu d’études se sont penchées sur la question, nous ne manquons toutefois pas aujourd’hui d’éléments pour parfaire notre réflexion comme ceux, pour ne parler que des plus récents, que fournit l’important ouvrage de Jean-François PUFF paru en 2015 aux éditions Cécile Defaut, Dire la poésie ?, ou celui de Jan Baetens, À voix haute, sous-titré poésie et lecture publique, paru l’an passé aux Impressions Nouvelles.
Qu’apporte la présence du poète
au texte qu’il vient lire ? Quelle relation la mise en voix et en espace
qu’il en fait entretient-elle avec ce que le texte sur la page imprimé fait de
lui-même entendre ? Quelles raisons de fond président au choix par le
lecteur d’une diction expressive ou au contraire de cette diction détimbrée,
neutre, que l’héritage d’un certain textualisme a contribué à mettre à la mode
dans les cercles éclairés ? Quelle part aussi réserver au corps dans ce
dispositif qui ne se veut pas en principe spectacle mais qui conduit à être
vu ? Quelle place consentir au public et auquel s’adresser quand ce
dernier regroupe aussi bien des lecteurs avertis, des poètes ou artistes amis,
que de simples curieux peu au fait des enjeux et des pratiques qui ont cours
aujourd’hui ?
À toutes ces questions, comme à
bien d’autres encore qui touchent par exemple à la nature du lieu où le public
se voit convier, l’intéressant livre de Patrick Beurard-Valdoye, Le vocaluscrit, que les très actives éditions LansKine
viennent de publier, ne répond pas directement. Mais constitué en fait dans sa
première et plus importante section de « captures » que durant plus de vingt ans l’auteur a réalisées à
partir de notes prises en cours de séance, des très nombreuses lectures
auxquelles il lui a été donné d’assister - en partie d’ailleurs comme
organisateur - son ouvrage dresse une sorte de tableau pittoresque et assez
révélateur des diverses modalités qu’inventent ou croient inventer les
écrivains-poètes pour adresser leurs textes à l’auditoire venu les rencontrer.
D’Oskar Pastior à Claude
Royet-Journoud en passant par Bernard Heidsiek, Frank Venaille, Nathalie
Quintane, Hélène Cixous, Bernard Noël, Ulrike Draesner ou Valère Novarina,
c’est une petite quarantaine d’auteurs dont l’esprit incisif et parfois un peu
malicieux de Patrick Beurard-Valdoye croque la prestation dans une suite de
textes qui retravaillés après coup ont fini par lui apparaître comme
susceptibles de se prêter à leur tour à des performances poétiques comme celle
qu’on peut visionner sur le site de l’éditeur.
Disons-le clairement, les
lectures dont il est ici question sont pour la plupart affaire d’initiés. Ne
concernent plutôt que des auteurs qu’on appellera faute de mieux « patentés » et dont l’œuvre jouit
d’une considération d’ordre intellectuel dans les milieux un peu branchés. Les
lieux dont il est question, Musée Zadkine, Atelier Anne Slacik, Grand Palais,
Université Paris-Sorbonne, Palais de Tokyo, Institut du monde arabe, librairie
Tschann de Paris, Reid Hall Columbia University de Paris, ENSBA de Lyon … ne sont
pas de ceux par lesquels passent le mieux les nombreuses tentatives, pas
toujours des plus fructueuses d’ailleurs, visant à la démocratisation de la
parole poétique et au rapprochement des publics. Bref on ne fera pas de cet
ouvrage ce qu’il n’est et ne se veut d’ailleurs pas : un panorama complet
de la lecture publique de poésie des années 1990 à nos jours.
Vocaluscrit : Patrick Beurard-Valdoye, dans les réflexions qui
terminent son livre, propose ce néologisme pour donner nom à ce matériau
résultant du travail de retournement qu’accomplit à travers la lecture l’auteur
qui cherche à « extraire autant
qu’abstraire du dedans du corps » ce « texte
souvent conçu depuis la seule oreille interne, muet, déconnecté de la
parole », qu’il ne peut dans ces conditions livrer que transmué,
oralisé, vocalisé. Ce terme qui ressemble écrit-il à ses cousins manuscrit et tapuscrit peut sembler en effet légitime. On remarquera toutefois
que dans l’ensemble des textes que Patrick Beurard-Valdoye consacre à recréer à
sa façon la note d’ensemble des évènements de parole auxquels il a assisté, et
qu’il désigne d’ailleurs à un moment par l’expression de « photos mentales », la part qu’on
dira « vocale » ne
l’emporte qu’assez rarement finalement sur la part « visuelle ». Et ce n’est d’ailleurs pas l’un des moindres intérêts
de l’ouvrage que de pointer l’importance que revêtent à l’intérieur de ces
dispositifs de lecture ces éléments adventices
qui détournent l’attention du dit. Ainsi de la « tenue » que l’auteur aura choisie pour témoigner plus ou moins
subtilement de sa liberté par rapport aux codes vestimentaires en vigueur dans
le milieu artiste. Raffinée ou plus ou moins ostensiblement négligée, la nature
et la couleur de la panoplie d’auteur avec laquelle chacun choisit de se
présenter est bien l’un des éléments extra-vocaliques qui compte dans ce type
de rencontre, comme le sont la gestuelle, le choix et le maniement des supports
dont la lecture s’accompagne, les éclairages et la nature des fonds sur
lesquels se détache le corps assis ou debout, immobile ou remuant, du poète
lisant.
Attirée, sinon détournée, vers
nombre d’éléments ou de signes qu’on dira si l’on veut parasites, l’attention
que le public accorde à ce qui se joue dans l’espace complexe de la lecture
publique est donc assez loin de ne se concentrer que sur ce qui lui est donné à entendre.
Les textes de Patrick Beurard-Valdoye sont sur ce plan plus que révélateurs qui
ne négligent pas non plus la capacité de présence et d’interpellation de
l’espace jamais totalement neutre et étanche dans lequel chacune des
interventions dont il rend compte est plus ou moins clairement ou
ostensiblement d’ailleurs mise en scène. Sans oublier – voir la mention qu’il
fait de Jacques Roubaud auditeur - celle des diverses personnalités de premier
rang dont certains ne peuvent pas plus éviter que les personnages de
Balzac réunis au théâtre, de guetter la possible réaction.
Comme il ne manque pas
aujourd’hui par la grâce de l’hébergeur de vidéos You Tube de possibilités de visionner certaines lectures – j’en
citerai en particulier deux de tonalités tout-à-fait différentes : celle de la poète américaine Marjorie Welish et de Joseph Julien Guglielmi qui vient
malheureusement de disparaître – le lecteur se rendra par lui-même compte du
talent et de l’heureuse et réjouissante liberté avec lesquels Patrick Beurard
Valdoye est parvenu à archiver ces
moments de réalité qu’il est l’un des premiers à ma connaissance – il est vrai
après l’immense auteur d’Illusions perdues – à s’être mis en tête de capter par des moyens littéraires.
J’ajouterai cependant pour
terminer que son livre présente aussi pour le lecteur qui s’intéresse à ces
questions une seconde partie intitulée le
métier de poète qui dans la ligne d’un ouvrage de Joël Bastard dont j’ai en
son temps rendu compte, montre au public peu au fait de ces pratiques, l’envers
du décor et dénonce à l’aide d’anecdotes grinçantes, l’abîme parfois
vertigineux qui sépare le prestige au moins symbolique que confère l’invitation
faite au poète de venir en public lire ses œuvres et le peu de considération ou
la désinvolture avec lesquels les conditions qui lui sont nécessaires pour
accomplir ce travail sont parfois envisagées et traitées par des médiateurs
culturels à l’ignorance quand même un peu crasse.
Un grand merci donc aux éditions
LansKine de nous avoir adressé ce livre et de permettre à tous ceux qui
s’intéressent comme nous à la lecture publique de poésie d’étoffer leur réflexion.