vendredi 2 septembre 2016

EXOTEN RAUS !

Musée des Beaux-arts de Tours  et son cèdre du Liban
En cette reprise d’année scolaire il m’a semblé utile de revenir sur un ancien billet paru à l’origine dans POEZIBAO et dont le caractère d’actualité, je pense, n’échappera à personne.

Forêts de combat ! (Kampfwälder). Combien de fois ne s’est-on pas heurté, jusqu’au cœur des situations les plus douces, les plus apparemment bienveillantes à cette «dureté imprévue» qu’évoque dans Paysages urbains, Walter Benjamin comprenant au spectacle de fleurs «serrées en pots contre les vitres des maisons», de certaine petite ville du nord – pensées, résédas – qu’elles représentaient moins « un salut de la nature », «qu’un mur contre l’extérieur». 

Politique, idéologie, la vieille fantasmatique de la défiance et des exaltations imbéciles du moi et de l’identité ravage toujours l’ensemble de notre pitoyable et souvent effrayante économie humaine. Sait-on suffisamment par exemple que les gros concepts de supériorité de la race aryenne et de purification ethnique exposés dans Mein Kampf furent, à l’époque nazie, appliqués rigoureusement aussi au paysage. Destruction des espèces dîtes dégénérées, malades. Proscription des variétés insolites. Des feuillages bigarrés. De toute la gamme des grimpantes, des pendantes, des spiralées ! Bordures composées uniquement d’espèces indigènes droites capables de faire obstacle au virus étranger tout en procurant au peuple le milieu nécessaire à son bien-être physique et spirituel. Autour de 1939, le conflit qui embrase l’Europe n’épargne pas les plantes ! Un groupe d’illustres botanistes soutenu par les plus hautes autorités réclamera «une guerre d’extermination» (Ausrottungskrieg) contre… la balsamine à petites fleurs, cette intruse mongole, venue menacer « la pureté du paysage allemand» !

On aurait tort d’imaginer de tels délires uniquement circonscrits à l’univers aberrant d’un régime paranoïaque heureusement disparu. Le «professor für Gartenkultur», Gert Gröning, dans un article publié à l’intérieur d’un ouvrage déjà ancien dirigé par Alain Roger, Maîtres et Protecteurs de la Nature (1991)  rapporte ainsi les propos tenus en 1988 par le Ministre de l’environnement du Land Nordrhein-Westfalen pour qui «Les plantes exotiques, provenant d’autres continents, menacent la nature de notre pays». Jour après jour, indique Gröning, se diffusent en Allemagne fédérale de telles opinions qui aboutissent par exemple qu’à Berlin même, soit éliminé (1989) le prunus à floraison tardive incompatible - selon certains, inspirés, peut-être même sans le savoir, des botanistes du IIIème Reich - avec le génie naturel du paysage allemand.

Dans un des tous derniers chapitres du Dépaysement, Jean-Christophe Bailly se dit qu’on «pourrait, une fois n’est pas coutume, prendre à la lettre le célèbre mot de Pétain selon lequel « la terre ne ment pas». Ajoutant qu’il est bien de la vérité de cette terre «d’être en effet accueillante, extraordinairement, à ce qui vient de l’étranger et des lointains ». Et de rappeler à quel point nos paysages sont plastiques. Et furent constamment renouvelés par l’accueil d’innombrables espèces. Dont certains spécimens magnifiques font aujourd’hui notre fierté tel ce grand cèdre du Liban qu’il évoque ornant le Musée des Beaux-arts de Tours. A l’idée de pureté, Bailly oppose le concept de fertilité. Etablissant au passage un parallèle entre la terre et la langue. La force d’une terre, comme celle d’une langue – il parle de puissance au sens aristotélicien du terme – ne résident-elles pas dans la capacité qu’elles possèdent – et c’est le propre aussi de l’art, du poème en particulier - de pouvoir répondre aux mille sollicitations du vivant, d’articuler à son contact «des séquences inouïes». Oui. Que serait l’Allemagne sans la cerise venue d’orient, sans la pomme-de-terre du Pérou ? Nos jardins de grand-mère, les traditionnels penn-ty bretons, sans l’hortensia ramené dit-on de l’île Maurice, vers 1770 par le savant naturaliste, Philibert de Commerson ? Que serait un paysage pur débarrassé de tout apport étranger ? Une langue qu’on voudrait figer dans des structures inamovibles, geler dans son lexique…

 L’étranger nous fait peur. L’inconnu. Certes. Nous manquons de confiance. Pourtant, rappelle le poète suédois et prix Nobel de littérature, Tomas Tranströmer, «Tant de choses auxquelles nous devons faire confiance pour parvenir à vivre notre vie quotidienne [Oui, vraiment, tant de choses !] comme lorsque la lumière s’éteint dans l’escalier et que la main suit – confiante – la rampe aveugle qui se dirige dans le noir ».

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