Dans son dernier ouvrage, à paraître bientôt au Seuil, Virginie Poitrasson explore les territoires multiples et mouvants de nos existences à travers les figures puissantes et redoutables de la peur. Une peur moins conçue comme cet état affectif plus ou moins durable que provoquent en nous certaines circonstances, que comme le milieu même, l’élément quasi premier, dans lesquels nous vivons.
Fidèle je crois aux principes de composition qui gouvernent ses livres, c’est à travers une écriture qu’on pourra qualifier de kaléidoscopique que Virginie Poitrasson entreprend de rendre compte de ce que dans son tout premier texte intitulé Visage elle présente comme une « histoire » relationnelle à caractère amoureux nous donnant à entendre que la relation qu’elle entretient avec la « terreur » est de l’ordre du face-à-face et qu’elle ne peut la raconter que parce qu’elle en est revenue sans en être pétrifiée.
C’est qu’il y a c’est vrai un caractère médusant dans la peur que Virginie Poitrasson analyse tout au long de son texte sans s’interdire les observations ou les commentaires cliniques comme en particulier lorsqu’elle reprend les textes du professeur Duchenne (voir photo ci-dessus), mon compatriote de Boulogne-sur-Mer, dont on sait peut-être qu’il aura influencé Charcot puis à travers lui rien de moins que Freud qui n’hésita pas à se rendre à la Salpétrière pour y être quelques mois son élève. Mais c’est principalement à la lumière des approches de Deleuze et Guattari, notamment dans Mille plateaux que Virginie Poitrasson, qui les cite d’ailleurs dans une épigraphe qui éclaire en partie le titre de son ouvrage[1], entreprend de nous faire entendre la nature bien particulière de ce que nous appelons la peur. La peur c’est pour elle d’abord, plutôt qu’un état ou une forme, une allure. « Elle liquéfie, pétrifie, précipite, solidifie, aveugle, sépare, immobilise, condense, dissout, cloue, aplatit, exclut, rétrécit, frappe, coule, atteint, soumet, entrave, dévoile, stimule, sublime, paralyse, subjugue, défait, floute, éclate, envahit, multiplie, engendre, renverse, annule, écrase, siège, recouvre, inonde, obsède, interrompt, dédouble, piège, confronte. » C’est qu’elle tient tout à la fois de l’intérieur comme de l’extérieur. Qu’elle sourd du corps, de l’esprit, comme du monde. Qu’elle est toujours en devenir. Ce que l’allure même du texte avec ses retours, ses reprises et ses modulations, traduit bien sur le plan formel.
Certes tout n’apparaîtra pas de la plus grande clarté aux yeux du lecteur qui ne devra surtout pas oublier qu’il a affaire avec ce livre à un livre de poésie et pas un ouvrage clinique. Même si la référence à la notion de « ritournelle » évoquée comme je l’ai signalé plus haut dans l’épigraphe empruntée à Mille Plateaux, engage l’esprit, chez ceux en tout cas qui auront suivi les discussions qu’elle aura suscitées chez Freud, Lacan et quelques autres, dans cette voie bien entendu capitale qui nous concerne tous. Oui,
ON/OFF ON/OFF
Personne n’a envie d’avoir peur seul, et c’est pour ça que la salle commune est bourrée à craquer, pour se découvrir, pour sentir autour de soi la peur des autres sous les murmures, pour mettre en commun tout ce qu’on a à mettre en commun, dans l’heure en commun, dans la tempête en commun, mettre en commun les morts, les insomnies, les visions cauchemardesques, les saccages, les disparitions, les déchirures, les pertes, les crises, les traversées dans le noir, les fracas, les voies sans issue, les enfermements, l’inconnu, toutes ces peurs irréversibles qui sont en nous. Et ce n’est que lorsqu’un arrière-fond se dresse derrière nous, nous tenant dans la lumière, que nos épanouissements ont lieu, que nous nous sentons tenus de commercer entre nous, que chacune de nos histoires se situe enfin, que nous allons au-delà des titres obscurs de la peur, que nous trouvons accords, consolations et deuils. Ce n’est que là, dans ces rais aveuglants de lumière, que nous sommes, tout de mouvement et de volonté.
On ne pourra alors que remercier Virginie Poitrasson de nous communiquer ce texte, car si la peur comme elle le pense et le ressent forme bien, dans le chaos du monde, notre plus intime expérience, couvre bien partout le territoire de nos vies, il est possible aussi face à la façon dont elle assaille nos existences, de lui opposer de l’intérieur d’elle-même nos propres consistances, en réhabitant autrement ce trou noir au fond duquel elle nous donne l’impression d’être. Cela se fait comme l’indique Virginie Poitrasson par élaboration de rituels, d’exorcismes parmi lesquels d’ailleurs l’art, la parole ont sans doute un rôle essentiel à jouer. Sachant que tout, comme le disent Deleuze et Guattari, se mélange et se vit dans un même enchevêtrement de corps, d’esprit, de monde, jusqu’à ce que l’invention singulière d’un style, ou comme dirait Marielle Macé d’une manière propre[2], donne à cette matière aussi que nous sommes, pour un moment prise et nous permette d’avancer sans peur, avec la peur.
EXTRAIT :
Galets
Exorcisme #1
Penser aux cailloux d’effroi en les remontant à la surface.
S’en saisir, les agripper même, en faire attentivement le tour en y repérant
toutes les anfractuosités et éclats, les replonger dans l’eau, les regarder
couler lentement au fond, se confondre avec les scintillements puis se
fondre au milieu du lit de pierres.
Exorcisme #2
Ne pas sous-estimer leurs voix. Elles sont des alarmes perceptibles
même dans l’eau.
Apprivoiser leurs timbres crus, la voix nue de la peur, en faire des obstacles
coutumiers, des scrupules intimes, les laisser épuiser leur bruit de caillasse
pour s’écouler en gravier, et quand ils ne seront plus que des sons ensablés,
y enfoncer doucement ses pieds.
Exorcisme #3
Prendre le temps de s’y frotter sans s’y piquer.
Ne pas hésiter à les entrechoquer, à les faire voler en éclats, à découvrir
leur rugosité avec le plat de la main, la peau peut s’y aventurer, vous
découvrirez au final que se râper les doigts est sans danger, leurs débris
s’épuisant en dépôts poudreux.
[1]
« La ritournelle a les trois aspects, elle les rend simultanés, ou les mélange
: tantôt, tantôt, tantôt. Tantôt, le chaos est un immense trou noir, et l’on
s’efforce d’y fixer un point fragile comme un centre. Tantôt l’on organise
autour du point une « allure » (plutôt qu’une forme) calme et stable : le trou
noir est devenu un chez-soi. Tantôt on greffe une échappée sur cette allure,
hors du trou noir. »
[2] Voir : Façons de lire, manières d'être et Styles : critique de nos formes de vie, tous deux chez, Gallimard,2011 et 2016.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire