François Leperlier
nous livre dans cet ouvrage qui ne devrait pas manquer de faire réagir, les réflexions
que lui inspire « la situation actuelle de la poésie ». Si la
critique qu’il fait des multiples tentatives de médiatisation dont fait aujourd’hui
l’objet la poésie et dont par ailleurs il affirme qu’elles restent pour l’essentiel
sans effet réel, apparaîtra à certains excessivement radicale, il y aura
profit, je pense, pour chacun, à profiter de la vision qu’il donne de la
nécessité profonde de l’expérience poétique pour approfondir sa réflexion sur la
« destination » de son propre engagement.
Oui. C’est aussi pour moi une évidence. Le poème, cet
accompli dispositif de figures, cet assemblage singulier de rythmes et de mots
par lesquels il se donne à lire ou entendre, ne peut être dissocié de ce qui
vitalement l’anime, le traverse : élan, poussée ; de ce soulèvement
profond et comme rassemblé de ce qu’on peut appeler l’être ou l’âme ou l’imagination,
l’intelligence peut-être aussi… qu’importe. Et c’est pourquoi, je comprends que
certains voient dans ce qu’on appelle poésie,
une dimension, une aspiration fondamentales de l’humanité qui bien au-delà des
mots s’expriment dans la totalité des activités créatrices par lesquelles, sans
cesse, nous ajoutons concrètement comme idéalement, de la réalité à la réalité.
De l’imaginaire aux imaginaires. Dont nous sommes tissés.
Sans doute y-a-t-il quelque risque à trop diluer les
concepts et continuer à n’évoquer par le mot poésie que le genre littéraire qu’il désigne, tout en restant bien
conscient du flou et de la grandissante perméabilité de ses limites, permettra
peut-être de nous éviter bien des dialogues de sourds. Toujours est-il que je
reconnais bien volontiers à l’ouvrage de François Leperlier, Destination de la poésie, qui y voit,
lui, le principe générateur, non seulement de tout art mais de toute expérience
de conscience sinon de présence véritables au monde, le mérite de mettre ainsi
mieux en lumière le type d’exigence que sa pratique personnelle comme son mode
d’existence à l’intérieur de la société, réclament.
Fort, apparemment, d’une très longue et pénétrante fréquentation du meilleur de la poésie universelle, François Leperlier incite à ne jamais perdre de vue que, quelle que soit l’extension qu’on attribue à ce terme, la poésie ne vaut que de s’éprouver reliée à une expérience vitale. Qu’à la condition de ne s’écarter pas de ses racines profondes qui puisent dans la substance même qui nous rattache au monde. Ni non plus de sa destination qui est, à travers l’incessante reconfiguration de notre univers symbolique, de recréer en permanence des vies voulues ou simplement désirées, plus ouvertes et plus libres.
Mais comment, s’interroge Leperlier, cela peut-il
s’accomoder des mille et un petits calculs de ces auteurs de profession qui
courent résidences, prix littéraires et cachets, des plus nombreux encore
appétîts narcissiques qu’on voit partout se manifester et réclamer à cors et à
cris des espaces nouveaux et toujours plus valorisants où se produire et se
faire entendre ? Quelle conciliation possible avec le souci de
médiatisation et de mise en spectacle qui anime la quasi-totalité des
entreprises culturelles qui derrière les slogans les plus creux et les
déclarations les plus vides semblent davantage préoccupées d’auto-promotion que
de la relance effective des imaginaires collectifs.
François Leperlier n’est pas tendre et n’y va pas avec le
dos de la cuiller pour dénoncer les multiples petits arrangements qu’abritent
les belles déclarations des uns comme les emphatiques proclamations des autres.
Rien n’échappe à son regard critique jusqu’au type d’entreprise auquel avec Les Découvreurs nous nous sommes voués
qui est de faire entrer le plus possible de poètes vivants dans les classes
pour y aider à une meilleure reconnaissance de la poésie, par le public,
demain.
Son constat est assez simple : « Quelles qu’aient
été les ambitions affichées et les actions engagées, au cours de ces dernières
années, en faveur de la poésie, il
s’avère que celle-ci n’a pu élargir significativement
son audience et sa capacité d’attraction. » Et c’est vrai qu’on peut
difficilement au regard de notre longue expérience lui donner tout-à-fait tort.
Certes le mot ne cesse de bénéficier d’une plus-value grandissante mais qu’en
est-il de la chose ? Les ouvrages de poésie se vendent-ils
davantage ? Les vies sont-elles réellement transformées en profondeur par
le passage d’un auteur dans la classe ? Que produit vraiment la
multiplication des ateliers d’écriture sensés accomplir le beau vœu de
Lautréamont d’une poésie enfin faite par tous ?
Serait-il donc devenu parfaitement vain de s’obstiner
à militer pour une reconnaissance sociale élargie du poétique qui ne l’amènerait
en fait qu’à se dénaturer ? C’est ce que pense François Leperlier pour qui
« dans une ère vouée "au règne de la quantité" et au
"panoptisme" planétaire, où les impératifs de rendement et de
contrôle social appellent toujours plus de visibilité et de transparence,
l’intervention poétique, qui ne saurait répliquer directement sans se vider de
sa substance, est sommée comme jamais de répondre de son excentricité
légitime. » Rien à attendre d’un interventionnisme poétique se proposant comme
il le fait en vain, depuis des décennies, de régénérer le corps social. Le mal
est devenu trop grand. Qui fait d’ailleurs, remarque notre auteur, que
« la plupart des poètes marquants du XXè siècle tomberaient
aujourd’hui sous le coup de la loi, seraient en butte aux avanies judiciaires
et médiatiques, attisées par les lobbies citoyens
et les ligues de vertu »
C’est pourquoi le poète, loin d’avoir à endosser la blouse
douteuse du travailleur social ou culturel, ne peut pour Leperlier que s’envisager
sous la forme du héros. Dans un monde
qui de partout l’étouffe et que dans la majeure partie de ses aspects contemporains
il rejette, lui seul – on croirait entendre ici le grand Hugo – s’efforce de
relancer cette volonté, ce désir d’un accroissement tout intérieur et non
matériel d’être. Heureux s’il parvient, non à changer le corps social voire l’humanité
tout entière mais de s’être redonné l’élan nécessaire à pouvoir entraîner sa
vie et celle aussi, qui sait, de quelques autres, au-dessus de tout ce qui
limite. Abaisse. Ampute…
Et cela, j’en partage assez volontiers la vue et
l’espérance. Moi qui, à partir de mon effort de poète, travaille encore par les
rencontres à ranimer en chacun, comme je dis, sa profondeur irritable. M’escrime à nourrir chez l’autre le même
appêtit de se construire et de se connaître qui m’a poussé vers la poésie.
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