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Chacun à notre place nous sommes les acteurs de la vie littéraire de notre époque. En faisant lire, découvrir, des œuvres ignorées des circuits médiatiques, ne représentant qu’une part ridicule des échanges économiques, nous manifestons notre volonté de ne pas nous voir dicter nos goûts, nos pensées, nos vies, par les puissances matérielles qui tendent à régir le plus grand nombre. Et nous contribuons à maintenir vivante une littérature qui autrement manquera à tous demain.
lundi 18 mai 2020
samedi 16 mai 2020
UNE AUTOBIOGRAPHIE DE LA POESIE SELON LIONEL RAY !
Un beau texte de Lionel Ray. Que je salue au passage.
Retrouverez-vous le nom de tous les poètes évoqués ici et saurez-vous les associer aux images données. Attention tous ici n'en ont pas.
mercredi 13 mai 2020
AH ! SI J’ÉTAIS ROMANCIER. L’EXTRAORDINAIRE TRAVAIL DE JORIS HOEFNAGEL.
![]() |
SEVILLE, BRAUN & HOEFNAGEL |
Si j'étais romancier je crois que je m'intéresserais
activement à Joris Hoefnagel. Connu pour être le dernier des grands enlumineurs
et l'un des précurseurs, chez nous, de la Nature morte, ce fils de diamantaire anversois
fut aussi dans la seconde moitié du XVIème siècle, un de ces étonnants
européens ouverts à tout et voyageurs qui, après avoir étudié à l'Université
d'Orléans puis de Bourges, séjourné
plus de quatre ans en Espagne, un peu
moins longtemps à Londres, avoir assisté dans sa ville natale à cette Furie
espagnole de novembre 1576 qui marqua le début de la fin de l’emprise
hispanique sur les Provinces du Nord, s'être mis comme artiste au service de
l'un des princes les plus éclairés de son époque, le Duc Albert V de Bavière
puis à celui du fameux empereur Rodolphe II, auprès duquel il eut peut-être
l'occasion de croiser Arcimboldo, Le Caravage ou Johannes Kepler, termina son
existence à Vienne après avoir aussi habité Munich, Francfort, Prague, raison
pour laquelle sans doute on le trouva qualifié pour collaborer à l'illustration
de ce gigantesque grand-œuvre que fut le Civitates orbis terrarum,
autrement dit, Les cités du monde, ouvrage de Georg Braun que l'histoire
retiendra pour avoir été le premier à dresser en quelque 546 perspectives, vues
à vol d'oiseau, la cartographie des principales villes du monde.
Dans mon roman qui se prêterait à tant de scènes à la fois
pittoresques et terriblement édifiantes, je ne manquerais surtout pas de
m'attarder sur l'un des épisodes que je ferais passer pour l'un des plus marquants
de la vie de mon personnage, celui où dans les toutes dernières années de sa
vie, il découvre dans les collections de son maître, un petit ouvrage de
modèles de calligraphies, réalisé entre 1560 et 1562 par un certain Georg
Bocskay, et entreprend de le couvrir d'enluminures. Á un moment où l'ouvrage imprimé prend le pas partout
en Europe sur le manuscrit, l'entreprise d'Hoefnagel pose une des toutes
dernières fois la question de la primeur de la préservation et du caractère
unique de l'objet livre sur sa diffusion et sa plus ou moins large
démocratisation. Que se perd-il quand un
rustique papier couvert par la machine d'une encre bon marché prend le pas sur
le tendre velin orné d'argent et d'or par des mains virtuoses ? Car
virtuose Hoefnagel assurément l'est, lui qui affirme à chaque page sa
supériorité sur la main pourtant si habile quoique maniérée à l'excès du
calligraphe hongrois. Recherchant dans son dessin à systématiquement sortir la
page de ses deux pauvres dimensions pour donner au lecteur l'impression de
volume, il joue des ombres et du trompe-l'œil, faisant en sorte parfois que les
tiges des plantes qu'il dessine donnent l'impression d'avoir crevé le papier où
apparaît en effet au verso le bout de tige sensé l'avoir traversé !
Mais là n'est pas le seul prodige. Les spécialistes des
papillons, par exemple, n’ont-ils pas réussi à comptabiliser en étudiant
attentivement l'ouvrage, la présence répartie sur plus de 120 planches de
quelques 60 lépidoptères dont 18 espèces pour eux seraient clairement
identifiables. Quand on sait que ce Mira calligraphiae monumenta - oui c’est le titre de ce magnifique ouvrage
- ne fait que 16 centimètres sur 12, ce qui correspond à peu près au format
aujourd'hui d'un simple livre de poche et que ces fameux papillons
n'apparaissent jamais seuls, associés qu'ils sont toujours à des fleurs ou des
fruits ainsi qu'à d'autres volantes bestioles, on mesure l'extrême habilité de
notre fabuleux enlumineur, capable de reproduire sur une surface de quelques menus
centimètres carrés, non pas une simple idée de papillon, ce qui est à la
portée du premier amateur venu, mais la figure exacte du Demi-Deuil, du Tircis,
de la Thécla du Bouleau, du Petit Nacré, de l'Azuré de la Bugrane, du Moiré
franconien, du Tristan, du Sphinx et de la Noctuelle de l'Euphorbe, du Leucanie
paillée, de la Zérène du Groseiller, du Sphinx Demi-Paon ou de l'Écaille rouge... sans parler de leurs
chenilles !
En cette toute fin du XVIème siècle, c'est à un
grand tournant dans l'histoire de la représentation que nous assistons. Chacun croit
ainsi bien savoir que dans l'iconographie médiévale la fleur de lys par exemple
apparaît moins pour elle-même que pour l'idée de pureté dont elle est le
symbole. Et comme l’écrit avec la stimulante ironie qu’on lui connaît, Daniel
Arasse dans son étude d’un tableau de Francesco del Cossa, un innocent escargot
peut très vite passer pour autre chose qu’il n’est : « ces braves
primitifs croyant que l’escargot était fertilisé par la rosée, celui-ci était
facilement devenu une figure de la Vierge dont l’ensemencement divin était,
entre autres, comparé à la fertilisation de la terre par la pluie : Rorate
coeli… Cieux laissez tomber votre rosée… ». Bien sûr les choses ne
sont jamais aussi simples. Et comme nous y invite Arasse il faut le plus
souvent faire crédit à l’intelligence singulière du peintre, tout autant
d’ailleurs qu’à la nôtre, pour comprendre qu’il aura mis dans les éléments de
son tableau souvent bien plus que ces mécaniques ou machinales significations.
Reste que dans cet univers, un escargot jamais n’est qu’un
escargot, comme une rose n’est jamais, comme le pensait Gertrude Stein, une
rose etc… La fidélité au réel n'est en effet pas le simple objectif de
l'artiste pour qui la dimension religieuse, philosophique ou morale reste
toujours première. Hoefnagel, lui, a cela d'intéressant qu'il apparaît à une
époque charnière où le réalisme commence à l'emporter sur le symbolisme. Où la
pensée bouge plus librement pour sortir de ses cadres. Ce réalisme ne va pas
encore jusqu'à l'observation directe de la nature, l'artiste travaillant
essentiellement d'après gravures. Et ne craignant pas de s'abandonner à sa
fantaisie. Il s’ouvre simplement à de nouveaux espaces d’observation, qui sont
autant d’ailleurs d’inquiétude que de fascination et où bien des plans se
conjuguent certes mais en laissant plus de franchise et de licence à l’œil
comme à la main. Ne se pliant plus, par moments, qu’au style, au goût. Au
sentiment propre de la beauté. Devenue pour la première fois peut-être, souveraine.
En résulte pour nous cette petite merveille insolite de
livre aujourd’hui conservé au Paul Getty Museum de Los Angeles dont le site
permet d’admirer en détail un grand nombre de planches. Et pour le romancier à
venir que je ne suis malheureusement pas, une histoire passionnante, je pense,
qui reste à raconter.
mardi 12 mai 2020
REMONTER AUX SOURCES DU VIVANT. SÉLECTION 2020 DU PRIX DES DÉCOUVREURS.
Cela aurait pu être pour nous une très belle
semaine. Avec d’abord aujourd’hui la remise officielle à Boulogne du Prix des
Découvreurs 2020 et la découverte toujours très attendue des travaux effectués
autour du Prix par diverses classes de collège et de lycée de la ville, en
présence de nos amis de la Municipalité qui depuis près d’un quart de siècle s’est
indéfectiblement tenue à nos côtés, des représentants du Rectorat de Lille qui lui
aussi ne nous a jamais fait défaut et la présence exceptionnelle cette année de
Philippe Le Guillou, Inspecteur Général de lettres mais aussi écrivain venu
pour parler de la vie littéraire et du roman, car il n’y a pas bien sûr que la
poésie, au monde. Puis nous nous serions rendus jeudi à Calais pour animer en
collaboration cette fois avec nos amis du Marché de la Poésie de Paris, Yves
Boudier et Vincent Gimeno, notre traditionnelle journée de découvertes où sur
la Scène nationale du Channel, notre lauréat 2020 ainsi que la poète et
traductrice Séverine Daucourt-Fridriksson, auraient mêlé leur voix experte à
celles de dizaines et de dizaines de jeunes gens venus à côté de leurs
professeurs, célébrer eux aussi leur intérêt voire leur amour, pour la poésie.
Comme on sait l’épidémie que nous
traversons nous a obligés, non sans tristesse, à renoncer à ces moments
privilégiés. Que nous espérons bien voir revenir bientôt. Comme nous le
répétons sans relâche, la poésie n’est pas ce petit supplément d’âme ou cette
joliesse d’expression qui vous décore à l’occasion un petit pan de l’existence.
C’est une relation fondamentale, originelle, qui depuis toujours, noue et
renoue la vie à la parole et la parole à la vie. C’est pourquoi nous pensons
qu’en ces moments où la vie sous la pression des urgences qui ne sont pas que
sanitaires mais écologiques, économiques, sociales, politiques, va devoir se
réinventer il est plus que jamais important de remonter aux sources du vivant
informant, instruisant, la parole dans ce qu’elle a de plus sensible et de plus
rayonnant.
Dans notre nouvelle sélection nous avons
donc tenté de rassembler des ouvrages dans lesquels ce lien profond entre la
parole et la vie, la vie bien sûr sous ses diverses formes, dans ses divers
niveaux d’appréhension, nous a paru évident. Tout en restant autant que
possible accessibles à ces jeunes dont on sait bien qu’ils sont désormais, dans
nos sociétés marchandisées à l’extrême, nourris, si l’on peut dire, d’attentes
et de représentations, le plus souvent grossières. Des ouvrages que nous avons
aimés et qui auraient aussi très bien pu figurer dans notre sélection n’ont pas
été retenus et nous le regrettons. Mais chacun sait bien que l’exercice est
difficile et comprendra qu’il était aussi nécessaire pour nous de proposer une
certaine variété de formes, d’écritures, de thèmes, pour rendre aussi un peu
compte de l’extrême ouverture du paysage poétique contemporain. D’autres
critères sont intervenus comme la disponibilité des auteurs par rapport aux
propositions d’interventions qui j’espère continueront de nous être faites.
Trop d’auteurs cette année se sont dit indisponibles. Raison pour laquelle nous
avons proposé à Jérôme Leroy de revenir dans la sélection et d’être ici le
huitième homme. Nous avions avec lui un programme de rencontres auquel il s’est
sans problème plié mais que le Covid a brutalement interrompu un vendredi de
mars alors que nous étions du côté de la Villa Yourcenar. Il était aussi parmi
les deux ou trois auteurs dont les élèves semblaient le plus apprécier l’œuvre.
Redonner à son livre une nouvelle chance ne nous a pas paru injuste.
Le Prix des Découvreurs 2020-2021 est donc
aujourd’hui lancé. Puisse-t-il contribuer comme il le voudrait tant à redonner
à la poésie autre chose qu’un éclat de surface. Une image débarrassée de tout
caractère passéiste, élitaire et bourgeois. Lui apporter, comme elle en a tant
besoin, de jeunes et nouveaux lecteurs qu’elle accompagnera dans leur parole. Tout
au long de leur temps.
Télécharger la sélection.
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dimanche 10 mai 2020
SUR LA RUELLE DE JOHANNES VERMEER. TRIPES, GLYCINE, VIEUX RÔLES ET RECHERCHE DU TEMPS PERDU.
Le célèbre tableau de
Vermeer intitulé la Ruelle est peint
autour de 1658. Ce n'est qu'en 2015 qu'un professeur d'histoire de l'art de
l'Université d'Amsterdam réussit à identifier avec précision non seulement le
nom de la dite ruelle mais aussi l'adresse des deux maisons séparées par des
cours, l'une fermée, l'autre ouverte, qui s'y trouvent représentées. La clé du
mystère se trouvait depuis sa création en 1667, dans le contenu d'un Registre des travaux de dragage des canaux de la
ville de Delft, appelé aussi Registre
des droits de quai, qui précisait
au centimètre près la largeur de toutes les maisons de la ville ! Merci donc à
l'honorable Professeur Frans Grijzenhout
qui du même coup nous permet de savoir que la porte ouvrant sur la courée de
droite était à l'époque appelée Porte des
tripes (Penspoort en néerlandais)
: la veuve vivant dans cette maison, qui n'était autre qu'une tante de
Johannes, gagnant sa vie en cuisinant ces honnêtes et serviables boyaux. Allez.
Un peu de pittoresque flamand ou bruegélien ne peut ici - au 42 de la Vlamingstraat - faire de
mal. Et qu'il me soit permis, au passage, de maudire mon inculture qui me
fit sûrement passer bien des fois en ce lieu, sans jamais y remarquer, dans la
cour que plus de 3 siècles n'auront pas suffi à dissimuler définitivement au
regard, d'ombre de jeune fille penchée, sur le tonneau du temps. Encore moins
le fantôme repenti de cette femme assise qu'on devine toujours un peu dans le
tableau et que maître Johannes aura fait disparaître pour augmenter sa vue d'un
lumineux effet de contraste et de profondeur.
Pourquoi,
recueillant ainsi chaque jour de nouvelles preuves de mon ignorance, ne puis-je
m'empêcher de penser alors devant la masse colorée de la liane qui recouvre
tout le pan de mur à gauche de la composition et lui sert ainsi comme on dit de
portant que ce ne peut être là un lierre comme le prétendent la plupart des
descriptions que j'ai lues. Mon œil y percevant des nuances de mauve veut à
tout prix en faire une glycine. Ce qui d'ailleurs combattrait avec bonheur les
lourdes odeurs de panse qui devaient transpirer de la cuisine proche. Erreur.
La glycine originaire du Céleste Empire,
m'apprend mon cerveau numérique, n'aurait fait son apparition en Europe que
beaucoup plus tard. Au début du XIXème siècle. Pourtant les Pays-Bas de
l'époque de Vermeer, répond mon idée fixe, ne sont-ils pas déjà, par leur
commerce, un peu aussi, la Chine ?
Bref. Pour revenir à
notre bon professeur, on reste comme toujours, d'abord un peu sidéré par
l'intelligence et l'application dont l'esprit humain est capable pour résoudre
toutes sortes d'énigmes qui finalement restent d'un intérêt bien secondaire. En
tout cas pour tout le reste, à quelques exceptions près, de notre grouillante
humanité. Puis on admire. On sent que le monde, la moindre chose a de quoi
incessamment relancer toujours notre curiosité. Nos infinis désirs de
rapprochements. Notre besoin de sens. Et l'on se dit avec bonheur que sans
doute il se trouvera toujours quelque part et parfois même en nous un
professeur Grijzenhout pour mettre nos questionnements les plus rares, comme
j'espère surtout nos plus nécessaires, sur la voie salutaire d'un début de
réponse.
lundi 4 mai 2020
BONNES FEUILLES. POUR NE PAS CONFINER IDIOTS !
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Allez ! Parce qu’il n’y a pas que les
petits vers et les petits shows personnels pour survivre au confinement. Ce
serait bien si chacun pouvait aussi en profiter pour s’outiller intellectuellement
davantage afin de préparer les jours d’après et comprendre mieux dans son
détail les raisons qui nous amènent à craindre pour bien autre chose que la popularité
de notre simple image ou notre futur trek dans la Cordillère
des Andes. Dans un livre récent Jean-Baptiste Fressoz écrit que «l’histoire de l’Anthropocène n’est pas celle d’un modernisme frénétique transformant le monde en ignorant la nature, mais celle de la production scientifique et politique d’une inconscience modernisatrice.» Il explique reprenant les données
d’ailleurs rassemblées dans un livre précédent, l’Apocalypse joyeuse, comment
les philosophies et les sciences se sont au cours des deux ou trois derniers
siècles ingéniées à nous construire intellectuellement un monde laissant
progressivement le champ à une expansion de plus en plus folle de cet homo oeconomicus déconnecté des réelles
richesses dont nous savons maintenant l’énorme responsabilité qu’il a dans la
destruction des conditions propres à assurer, sur la Terre, notre survie.
Le livre de Thierry Paquot consacré à l’urbanisation
elle aussi désastreuse, et qui va s’intensifiant, de la totalité de notre
planète, est de ces livres qui pour commencer alerteront ceux qui jusqu’ici n’avaient
pas trop réfléchi au problème et donneront aux autres de quoi étayer davantage
encore leurs critiques. J’espère surtout, la volonté de chacun de ne plus se
laisser imposer des modèles de sociabilité aussi vides et mortifères.
vendredi 1 mai 2020
jeudi 30 avril 2020
PUISSANCE DES FICTIONS APOCALYPTIQUES. FABULER LA FIN DU MONDE DE JEAN-PAUL ENGÉLIBERT.
C’est vrai. Je ne partage pas le mépris dans lequel
nombre de mes amis poètes, tiennent aujourd’hui le roman et de manière générale,
la fiction. Incapable que je suis d'épouser leur conception du primat
de l’écriture qui les amène à faire comme si cette dernière ne concernait que
le mot, le vers, la strophe ou bien la phrase et ne s’étendait pas aussi à de
plus grands ensembles, de plus vastes relations, de structure, de situations,
de symboles, bref à tout ce qui, rassemblé dans un livre, un film, une œuvre
d’imagination, organise ou désorganise les représentations, les informe,
travaille les sensibilités, pour créer ou recréer, en nous, de la jouissance,
du sens et des désirs d’action.
Certes je sais le caractère profondément aliénant de la
plupart des fictions dont on cherche à nous repaître. Et sais bien l’importance
prise aujourd’hui par les professionnels du storytelling dont l’objectif n’est que
de permettre aux puissants, à travers tous les canaux qu’ils contrôlent, de
mieux manipuler les masses pour asseoir toujours davantage leur pouvoir
économique ou politique. N’empêche que, par la fiction, peuvent toujours
s’expérimenter toutes sortes de rapports inédits au monde comme à soi-même, se
découvrir de vastes pans de réalité, s’ouvrir aussi de nouvelles temporalités
par quoi viennent s’élargir les consciences, s’approfondir les inquiétudes et
se voir intelligemment relancé l’incessant entretien auquel nous oblige la dure
et muette présence, sans rivage, des choses.
Réfléchissant, en cette période de catastrophe, à divers
livres qui m’avaient marqué, abordant la
question de l’effondrement, de l’apocalypse, de la disparition, plus ou moins
attendue, programmée, de nos inconséquentes et monstrueuses sociétés, je me
suis rappelé l’ouvrage de Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde,
paru à la Découverte en septembre 2019.
S’appuyant sur un nombre restreint mais bien choisi d’œuvres telles que La
Route de Mac-Carthy, l’Homme vertical de Davide Longo, la
trilogie de Maddaddam de la canadienne Margaret Atwood, Cosmopolis
de Don DeLillo, les pièces de guerre d’Edward Bond, des séries comme The
Leftovers, des films tels The Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ou Melancholia de Lars von Trier
ainsi que d’œuvres d’auteurs français : Robert Merle, Antoine Volodine,
Cécile Minard, l’ouvrage met clairement en lumière que de telles fictions loin
d’être une façon qu’aurait l’industrie culturelle de nous enfermer un peu plus
dans l’univers démobilisateur voire infantilisant du spectacle, jouent au
contraire un rôle d’éveil. Possèdent comme une fonction propédeutique, nous
préparant psychologiquement à la perte tout en réaffirmant la nécessité de
l’action et la création de nouvelles solidarités. Non plus essentiellement
humaines. Mais avec l’ensemble du vivant. Quand ce n’est pas – voir Ghost in
the Shell - avec les robots eux-mêmes.
![]() |
Paul KLEE, L'Ange de l'avenir |
Nourri des analyses de nombreux penseurs contemporains qui
se sont attachés à alerter depuis longtemps sur les dérives suicidaires de
notre civilisation planétaire ainsi que par la conception de l’Histoire de
Walter Benjamin, particulièrement attaché à comprendre « la
constellation des périls » qui menacent notre présent, à partir de
leur « préhistoire », l’essai d’Engélibert a le mérite
d’inscrire sa réflexion dans le cadre d’une vision historique et par conséquent
politique de ce qu’on appelle l’anthropocène que contrairement à certains
auteurs il se refuse à voir comme une fatalité, l’attribuant clairement, comme
le faisaient déjà les toutes premières œuvres marquées par le développement de
la puissance industrielle, aux défaites successives de la pensée face à la
prise de contrôle de plus en plus hégémonique du monde par le grand capital.
Je ne sais plus trop où j’ai lu que les vrais écrivains
étaient les remords de la conscience de l’humanité, la formule je crois
étant du philosophe allemand Feuerbach. Cela se vérifie pleinement à travers
les ouvrages évoqués par le livre d’Engélibert. Qui sans jamais chercher à
répondre à notre besoin, d’ailleurs impossible à rassasier, comme disait Stig
Dagerman, de consolation, sont animés de toute l’énergie du désespoir
dont le poète Michel Deguy affirmait au cours des années 90 qu’elle était face
aux catastrophes annoncées, le seul recours qui nous restait. Une fois rejetés
les minables petits espoirs, les grossières illusions, les utopies adolescentes
qui malheureusement rassemblent toujours autour d’eux cette majorité de têtes
molles qui composent nos cercles soit-disant artistiques ou cultivés.
Et c’est là qu’encore une fois se vérifie ce merveilleux paradoxe
qui veut que les œuvres les plus noires aient la plus grande utilité. Les récits
d’apocalypse nous obligent en effet à nous réapproprier le temps, à sortir de
notre engluement dans un présent devenu mortifère. Nous rendant, face à la
catastrophe, un peu de cette énergie nécessaire aussi bien pour nous y préparer
que pour, si c’est toujours possible, y résister. Toute peine disait la
philosophe Simone Weil, est supportable dans la clarté. Et dans
l’aveuglante clarté de notre fin dont chacune des fictions dont nous parle
Engélibert nous aide à voir à quel point elle est déjà en œuvre au cœur même de
notre présent, immanente à notre temps, l’espace qui se trouve ouvert devant
nous a cela de positif qu’il nous rétablit en acteur. En Sujet. Dans la conscience
élargie du sens que nous pouvons enfin donner à la façon que nous avons choisie
de nous y confronter.
dimanche 26 avril 2020
HOMMAGE : PIERRE GARNIER: UNE LIBERTÉ EN MOUVEMENT
Si Pierre Garnier nous a quittés, il y a maintenant plus de 6 ans, l'oeuvre qu'il laisse mérite toujours d'être interrogée, méditée. Comme celles de tous ces vrais poètes qui se sont employés non pas à se fabriquer une image, mais à resserrer toujours davantage le lien qui rattache la parole à la vie et la vie à la parole. C'est pourquoi nous reproduisons ici l'article que nous avons consacré à l'un de ses tout derniers livres sélectionné à l'époque pour le prix des Découvreurs.
Peut-être qu'on ne voit pas assez comment tout le génie de
la culture consiste aussi à emprisonner les choses dans les mots, les mots dans
les idées. Les idées dans les systèmes. Le tout s'abâtardissant finalement dans
le prêt à penser aujourd'hui de l'industrie politico-culturelle qui permet à
chacun ce luxe de pouvoir affirmer librement et hautement des opinions
fabriquées en dehors de lui.
C'est ce qui fait à nos yeux tout l'intérêt de la démarche
que mène avec constance depuis plus d'un demi-siècle maintenant le poète Pierre
Garnier dont les éditions de L'herbe qui tremble viennent de
sortir (louanges) un livre où ceux qui suivent le travail de Garnier comme ceux qui ne
le connaissaient pas trouveront matière à s'émerveiller d'une poésie qui sur la
base des moyens les plus simples, parvient à renouer à chaque instant le fil
toujours fuyant des mots avec les choses. Dans une rencontre où, chacun, le mot
comme la chose, se trouve comme excité, ranimé, revitalisé, par leur mise en
contact réciproque.
Certes, à bien y réfléchir, c'est moins de la chose qu'il
s'agit que de ce que les savants linguistes de notre adolescence appellent le
signifié. C'est à dire la représentation mentale, en fait imaginaire, de la
chose. Mais ne négligeons pas toutefois que c'est par le signifié, par tout ce
qui s'accroche à lui d'attention, de résonance profonde aussi en nous, que nous
penchons vers les choses. Que nous appelons le monde. Quand ce dernier, de son
côté, nous bousculant à son tour, ne cherche pas en nous, les réclamant, les
mots dont il a besoin, lui aussi, pour se dire.
Bien entendu encore, notre esprit est complexe. Et le monde,
si l'on en croit les journaux mais aussi l'innombrable littérature, n'est pas
non plus tout simple. Et c'est pourquoi les tout derniers poèmes de Pierre Garnier
qu'on trouvera dans (louanges) ont ceci pour nous
d'irremplaçables: ils manifestent à quel point la poésie n'a pas besoin d'être
laborieuse, intellectualisée à l'extrême, pour exister. Qu'elle est capable de
parler au vieillard aussi bien qu'à l'enfant. A celui qui dispose d'un
réservoir de quelques milliers de mots comme à celui qui n'en maîtrise encore
que quelques petites centaines. Nous ne voulons pas faire ici l'éloge de
l'ignorance. Et de la facilité. Ni de l'antiélitisme primaire. Nous savons à
quel point la connaissance élève. Mais à la condition qu'elle soit accompagnée
d'une véritable sensibilité. Qu'elle conserve son inquiétude. Sa capacité aussi
à toujours s'interroger. S'émerveiller. Dans le souci d'atteindre une plus
grande liberté.
Cette sensibilité, cette capacité d'émerveillement qui rend
proche de l'enfance, on la retrouve en effet de manière évidente dans la poésie
de Pierre Garnier. A travers cette obsession dont témoignent ses poèmes
spatiaux de libérer l'inépuisable énergie de notre imaginaire en affirmant par
la multiplication des légendes, la capacité d'irradiation quasi infinie des
formes les plus simples. Dans les poèmes de Garnier, du bout de ses brindilles,
chaque arbre refait incessamment le monde. Rien n'est jamais immobile. Même le
modeste petit fleuve, la Somme, se lève de son lit, pour survoler les terres.
Question ici de regard. Rien, de fait, emprisonne. Et c'est la magie de la
barque, même la plus étroite, qu'elle élargit les rives.
Ainsi, face aux verrous multiples qui nous
ferment les portes incertaines du monde, la poésie de Pierre Garnier accomplit
le voeu de Michaux qui
enjoignait à chacun d'éparpiller ses effluves. D'écrire "non comme
on copie mais comme on pilote" pour être fidèle à son
transitoire. Ce besoin de libérer la pensée, le geste, va chez Pierre
Garnier, semble-t-il, chaque jour, plus loin, comme en témoigne le passage,
dans certains de ses poèmes spatiaux, du texte dactylographié à l'écriture
manuscrite. L'imprimerie n'est-elle pas aussi comme l'affirmait l'inventeur des
logogrammes, le poète Christian Dotremont , une autre forme de dictature ? Ne tue-t-elle pas la moitié
de l'écrivain en tuant son écriture ? Précisant qu' "imprimée, ma
phrase est comme le plan d’une ville; les buissons, les arbres, les objets,
moi-même nous avons disparu. Déjà lorsque je la recopie, et me fais ainsi
contrefacteur de mon écriture naturelle, elle a perdu son éclat touffu; ma main
est devenue quelque chose comme le bras d’un pick-up."
On n'en finit jamais d'avancer sur le chemin des libertés .
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